II. La citoyenneté républicaine incompatible avec l’individualisme des droits ? Une analyse critique
L’interprétation sacrificielle de la vertu du citoyen.
Il y a effectivement une manière de concevoir la citoyenneté républicaine qui la fait entrer en conflit avec l’individualisme des droits. Selon cette conception, le citoyen d’une république doit par son action constamment chercher à réaliser le bien commun ; pour le dire de façon triviale, être citoyen suppose d’être citoyen à plein temps.
Mais en réalité, l’élément central de cette conception de la vertu civique est moins le temps que le citoyen consacre aux affaires publiques que l’état d’esprit avec lequel il accomplit son devoir de citoyen. Une philosophe américaine définit ainsi
« la vertu civique d’esprit public » comme la « disposition à favoriser dans l’action et la délibération le bien public aux dépens du bien privé », Shelley Burtt, « The Good citizen’s Psyche : on the Psychology of civic Virtue», Polity, 23(1), 1990, p. 35-6.
Par conséquent, ce qui caractérise cette forme de vertu civique est la capacité de sacrifier ses intérêts personnels au nom du bien commun.
Bien sûr, cette conception n’a en fait rien d’original ; elle se trouve en effet énoncée de façon particulièrement éloquente par Montesquieu, dans De l’esprit des lois. Ce qui caractérise la vertu politique, selon Montesquieu, c’est une forme d’oubli de soi :
« La vertu politique est un renoncement à soi-même, qui est toujours une chose très pénible. On peut définir cette vertu, l’amour des lois et de la patrie. Cet amour, demandant une préférence continuelle de l’intérêt public au sien propre, donne toutes les vertus particulières; elles ne sont que cette préférence », Montesquieu, De l’esprit des lois (1748) IV, 5.
Le choix des mots, comme toujours, est très important, et mérite d’être relevé : Montesquieu définit la vertu par l’amour des lois et de la patrie, et il soutient que cet amour suppose de faire passer l’intérêt public devant l’intérêt privé ou particulier.
Mais l’élément significatif est que cette priorité du public sur le privé n’est pas décrite comme un effort pour rendre compatibles l’intérêt commun et l’intérêt particulier ; elle est décrite comme un renoncement.
Plus précisément même, Montesquieu décrit le renoncement à son intérêt propre comme un renoncement à « soi-même », comme si l’individu s’identifiait à son intérêt ; comme si le citoyen était une autre personne que l’individu ayant des intérêts propres.
Montesquieu construit donc ici une notion de vertu politique en la rendant indissociable d’une logique du sacrifice de ce qui relève de l’intérêt particulier.
En réalité, Montesquieu élabore cette notion de vertu civique extrêmement exigeante tout en montrant qu’elle n’est plus praticable dans le monde moderne (donc le monde du XVIIIe siècle). Il oppose ainsi cette vertu politique bonne pour les anciens au souci des intérêts particuliers que les individus poursuivent dans une société moderne fondée sur le commerce :
« Les politiques grecs, qui vivaient dans le gouvernement populaire [i.e. où le peuple gouverne], ne reconnaissaient d’autre force qui pût les soutenir que celle de la vertu. Ceux d’aujourd’hui ne nous parlent que de manufactures, de commerce, de finances, de richesses et de luxe même.
Lorsque cette vertu cesse, l’ambition entre dans les cœurs qui peuvent la recevoir, et l’avarice entre dans tous. Les désirs changent d’objets : ce qu’on aimait, on ne l’aime plus ; on était libre avec les lois, on veut être libre contre elles […] ; ce qui était maxime, on l’appelle rigueur ; ce qui était règle, on l’appelle gêne […] Autrefois le bien des particuliers faisait le trésor public ; mais pour lors le trésor public devient le patrimoine des particuliers. La république est une dépouille ; et sa force n’est plus que le pouvoir de quelques citoyens et la licence de tous ». Montesquieu, De l’esprit des lois (1748), III, 3.
=> En s’appuyant sur une certaine image des Anciens, Montesquieu est donc en train de construire un concept de vertu civique afin de le rendre inopérant dans le monde moderne, monde moderne qui est dominé par l’esprit commercial et la diversification des activités sociales qui n’ont aucun rapport avec l’activité politique. Non seulement les individus n’ont plus le temps de se préoccuper de la chose commune, mais ils n’ont plus l’esprit à cela, car ils perçoivent les devoirs associés à la vertu civique comme des fardeaux excessifs. Là où le citoyen vertueux aimait les lois, l’individu moderne « veut être libre contre elles » (difficile de ne pas penser à l’évasion fiscale…)
Ce qui nous intéresse particulièrement, du point de vue du conflit entre cette conception de la citoyenneté républicaine et la notion de droits, c’est l’importance que Montesquieu accorde au droit de propriété dans l’idéologie moderne qu’il décrit : ce droit est le moteur qui nourrit l’avidité et porte l’individu à satisfaire son intérêt personnel à l’enrichissement aux dépens du bien commun.