Droits individuels contre citoyenneté républicaine ?
Avec l'aimable autorisation de Christopher Hamel, Chercheur post-doctorant (ULB/ERC Starting Grant "RESIST"), script de sa conférence du 10 Avril 2013
Penser la liberté politique
Introduction
Pour justifier l’opposition que j’interroge dans le titre de cette présentation, le point de départ que j’aimerais vous soumettre est un paradoxe que l’on peut énoncer de manière assez simple (même si de façon très schématique).
D’un côté, en dépit des régressions inquiétantes menées notamment au nom de la lutte du terrorisme international, il est difficile de nier que les systèmes constitutionnels des démocraties modernes protègent de façon toujours plus efficaces les droits des individus. Depuis 2010, en France, il est possible de demander au Conseil constitutionnel de vérifier qu’une loi votée par le Parlement soit bien conforme à la Constitution, et plus précisément, selon les termes de cette disposition constitutionnelle, de vérifier qu’elle ne « porte pas atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit » (Question prioritaire de constitutionnalité). Sur le principe, il semble difficile de nier que cette disposition renforce la protection de la liberté individuelle.
D’un autre côté, le degré de désaffection des individus à l’égard de la citoyenneté active est très élevé : ce désintérêt ne se manifeste pas seulement sous la forme de la désillusion et de l’absence de confiance dans les représentants politiques (l’actualité nous apporte fréquemment des exemples édifiants qui motivent ce désintérêt) ; on peut aussi l’observer dans les taux d’abstention impressionnants pour toute élection qui n’est pas surmédiatisée (en 2012, autour de 20% pour les élections présidentielles ; presque 45% pour élections législatives, qui sont tout de même l’élection de ceux qui, en notre nom, votent les lois à l’Assemblée nationale !) ; on l’observe également dans le taux de syndicalisation incroyablement faible (en France en particulier, mais dans les démocraties contemporaines en général). Or, je ne suis pas sociologue, mais il est difficile de résister à la conclusion que malgré l’invocation, tant dans le discours public et les discussions privés, des valeurs de la république, l’idée de citoyenneté républicaine n’a que peu d’emprise dans l’action et la vie des individus.
On peut bien sûr faire un pas de plus, et se demander si les deux éléments du paradoxe que je souligne – forte protection des droits individuels ; faible exercice de la citoyenneté – ne sont pas en réalité étroitement corrélés. Le souci de la protection des droits et l’indifférence à l’égard du bien commun ne sont-ils pas les deux faces d’une même réalité : à savoir la difficulté, pour l’individu des sociétés modernes, à se penser lui-même comme faisant partie d’une communauté – de se penser autrement que comme titulaire de droits personnels ?
L’enjeu est donc de savoir si les notions que l’on a l’habitude de mobiliser pour penser la liberté politique – les droits individuels, et la citoyenneté républicaine – ne sont pas contradictoires. Est-ce que prendre au sérieux l’idée de droits individuels contraint à abandonner le souci du bien commun ? Ce souci du bien commun n’est-il qu’une vue de l’esprit idéalisant une forme de citoyenneté inaccessible à l’individu moderne égoïste ?
Avant de chercher à montrer pourquoi le conflit entre droits individuels et citoyenneté républicaine n’est pas inévitable, il est essentiel de bien saisir les raisons de penser que ce conflit existe.
La raison principale pour laquelle ces notions sont jugées incompatibles tient au système de valeurs opposés auxquels on les rattache :
- d’un côté, on rattache la notion de droits individuels à une logique égoïste, où l’individu se définit et conduit son existence indépendamment de son appartenance à la communauté politique ;
- de l’autre côté, on rattache la notion de citoyenneté républicaine à une logique collective de participation où le citoyen idéal est censé être tout entier dévoué à la chose publique, prêt à tout sacrifier pour sa patrie, etc.
Tels sont donc les deux systèmes de valeurs incompatibles auxquels on rattache les notions de droits individuels et de citoyenneté républicaine.
- : Comment je vais procéder ?
Dans un premier temps, je vais exposer une interprétation des droits qui justifie l’opposition à la citoyenneté républicaine. L’élément central sera ici l’interprétation égoïste de l’individualisme. Puis je vais critiquer cette interprétation en mettant en avant la distinction entre individualisme et égoïsme.
Dans un deuxième temps, je partirai cette fois de la citoyenneté républicaine, pour exposer une certaine interprétation qui la rend incompatible avec les droits. L’élément clef ici, sera la logique sacrificielle de la vertu civique. Je critiquerai cette lecture, en soulignant qu’on peut tout à fait penser la vertu civique et plus convaincante. Je m’appuierai ici sur la notion de bien commun, qu’on ne peut se représenter que comme contenant des biens particuliers.
Dans un troisième temps, je vais me pencher sur l’opposition classique entre liberté des anciens et liberté des modernes, qui représente l’une des façons les plus fréquentes, dans la philosophie politique, d’opposer citoyenneté républicaine et droits individuels.
Dans la quatrième et dernière partie, je présenterai une autre conception de la liberté – la liberté républicaine – qui a plusieurs avantage et qui permet de réconcilier de façon convaincante la liberté politique, la nécessité de la vertu citoyenne, et la protection des droits individuels.
I. Les droits individuels incompatibles avec la citoyenneté ? Une analyse critique
1. L’interprétation égoïste de l’individualisme
D’abord, la logique individualiste et égoïste des droits. L’idée générale selon laquelle la totalité de l’ordre politique et juridique devrait découler des droits naturels que possèdent les individus est une idée qui nous est familière. On la trouve exprimée au cœur de la révolution française, et son importance se manifeste par exemple dans la place particulière qu’occupe, dans la Constitution actuelle de la France, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, qui date de 1789 (la Déclaration est placée en préambule de la Constitution).
Qu’on le déplore ou qu’on s’en félicite, il semble indéniable que cette idée générale a eu pour effet de mettre l’individu au centre de la pensée politique. Or, depuis l’origine, cette représentation individualiste a suscité des inquiétudes et soulevé des résistances.
L’une des critiques les plus importantes et les plus fréquentes tient à la logique égoïste dans laquelle seraient pris les droits. En particulier, l’idée que les droits précéderaient l’ordre politique a été interprétée comme une volonté de faire prévaloir les revendications personnelles sur les exigences collectives (que ces dernières soient morales ou religieuses). Ainsi par ex, les membres du Clergé qui participèrent à la rédaction de la Déclaration des droits souhaitaient que la déclaration des droits soit précédée d’une déclaration des devoirs, destinée à contenir « l’égoïsme » et « l’orgueil » réveillés par la logique des droits.
Cette critique se retrouve aussi, vous le savez sûrement, à l’autre bout du spectre idéologique, chez Marx. Parce que les droits naturels sont interprétés à partir de la catégorie de propriété privée, soutient Marx, les droits de l’homme sont en fait indissociables à l’égoïsme bourgeois justifiant la forme bourgeoise de la société, société fondée sur l’individu conçu comme une « monade isolée »[1].
Ainsi, ce que définit l’homme, dans ce cadre, c’est son statut de propriétaire : propriétaire de ses droits naturels, propriétaire de ses biens. C’est ce qu’un historien des idées marxistes, Macpherson, a appelé « l’individualisme possessif » (La théorie politique de l’individualisme possessif (1968), Folio).
Certains interprètes vont même plus loin et soutiennent qu’en réalité, le primat des droits individuels est la traduction politique du refus de distinguer le bien et l’intérêt, l’honnête et l’utile. Au fond, les droits ne seraient que des désirs ou des intérêts que les individus voudraient voir protégés, mais sans que ces désirs soient caractérisés par leur valeur morale intrinsèque.
C’est en ce sens que Leo Strauss s’appuie sur une lecture de Hobbes et de Locke pour développer l’idée suivante : prétendre fonder la politique sur les droits individuels, revient à abandonner l’idéal d’une vie vertueuse :
« le libéralisme [est] la doctrine politique pour laquelle le fait fondamental réside dans les droits naturels de l’homme, par opposition à ses devoirs [=la vertu], et pour laquelle la mission de l’État consiste à protéger et à sauvegarder ces mêmes droits ». Leo Strauss, Droit naturel et histoire, tr.fr., p. 165-6.
Strauss parle alors d’« hédonisme politique », qui est la doctrine politique typiquement moderne : hédonisme : conception morale générale selon laquelle
« le bien est fondamentalement identique à l’agréable ». Strauss, Droit naturel et histoire, p. 155.
Selon Strauss, il est indispensable de prendre conscience que cette position découle du présupposé suivant :
« il n’y a pas de nature humaine qui nous permette de distinguer entre les plaisirs conformes à la nature et ceux qui sont contre nature, les plaisirs qui sont par nature élevés et les plaisirs qui sont par nature bas ». Strauss, Droit naturel et histoire, p. 217
Appliqué à la sphère politique, l’hédonisme signifie que la société n’a plus pour raison d’être de conduire les hommes à une forme de vie vertueuse : sa fonction est de protéger les droits au plaisir.
En définitive, donc, les droits ne renvoient pas à des normes ou des valeurs morales :
« ils [les droits] expriment et veulent exprimer ce que tout le monde désire réellement et de toute façon ; ils consacrent l’intérêt particulier de chacun, tel que chacun le conçoit ou peut être aisément amené à le concevoir ». Strauss, Droit naturel et histoire, p. 165.
Certains d’entre vous jugeront peut-être qu’il est impossible de penser les droits autrement, que l’égoïsme et l’indifférence à l’égard du bien commun sont les conséquences inévitables de la notion de droits. Et vous pourriez dès lors être tentés de conclure soit :
$1- qu’il faut abandonner le concept de droits, car il nous mène dans une logique qui est finalement incompatible avec l’existence commune.
$1- soit conclure, d’une façon plus mesurée (mais qui reviendrait elle aussi à valider l’analyse que je viens de proposer), qu’il est indispensable de contrebalancer la logique égoïste des droits à l’aide d’une logique des devoirs (notamment des devoirs civiques).
Mon propos n’est pas de nier que cette façon de se représenter les droits soit répandue, mais plutôt de montrer qu’il y a des raisons de penser que cette représentation n’est pas satisfaisante.
2. Distinguer individualisme et égoïsme.
La raison la plus importante de ne pas se satisfaire d’une description qui réduit les droits à une logique égoïste incompatible avec l’existence collective est la suivante : une telle représentation semble confondre deux idées distinctes : d’une part, l’individualisme, d’autre part, une logique de l’intérêt personnel.
Si on voit bien en quoi la logique de l’intérêt personnel peut être dérivée de l’idée d’individualisme, il n’y a aucune raison de penser que cette logique égoïste soit nécessairement contenue dans le principe de l’individualisme. Pour maintenir l’individualisme à distance de l’égoïsme, il suffit de se représenter l’individu comme un être moral.
C’est exactement ce qu’on peut observer si l’on se penche sur la manière dont la notion de droits naturels est mobilisée par les auteurs qui luttent contre la monarchie absolue au XVIIe siècle. Le langage des droits, ici, est fondamentalement individualiste, mais il s’inscrit dans une conception irréductiblement morale de l’individu.
On trouve par exemple cet individualisme moral très nettement exprimé dans la pensée d’un auteur que vous connaissez sûrement comme poète, John Milton. En effet, avant d’avoir écrit le Paradis Perdu en 1667, Milton s’est fait connaître par ses nombreux pamphlets politiques, dont certains sont d’une radicalité inouïe (The Tenure of Kings and Magistrates (1649) ; Pro Populo Anglicano Defensio (1650) Pro populo anglicano defensio Secunda (1654)). Voilà ce que Milton écrit pendant le procès du roi Charles I, procès qui se soldera par sa décapitation :
Personne ne sera assez stupide pour nier que tous les hommes sont par nature nés libres ; étant l’image et la ressemblance de Dieu lui-même, […] par un privilège qui les distingue de toutes les créatures, ils sont nés pour commander et non pour obéir. […]
Il est donc manifeste que le pouvoir des rois et des magistrats n’est rien d’autre qu’un pouvoir seulement dérivé, transféré et que le peuple leur a confié pour le bien commun de tous ses membres, en qui le pouvoir demeure néanmoins fondamentalement, ce dernier ne pouvant leur être ôté sans une violation de leur droit de naissance naturel […]. Et ceux qui se vantent comme nous d’être une nation libre, et qui n’ont pas en eux-mêmes le pouvoir de destituer ou d’abolir un quelconque gouvernant – suprême ou subordonné – […] peuvent certainement satisfaire leur imagination avec une liberté ridicule et peinte, convenable pour les bébés que l’on trompe, mais vivent en réalité sous la tyrannie et la servitude, parce qu’ils manquent de ce pouvoir – qui est la racine et la source de toute liberté […] Sans ce pouvoir naturel et essentiel à une nation libre, ils peuvent, en dépit de leur port altier, être considérés à juste titre comme rien de mieux que des esclaves ». John Milton, The Tenure of kings and magistrates (1649), p. 73, 75 et 96, éd. Fr. Ecrits politiques.
Le point important dans cette affirmation est le lien étroit que Milton établit entre la liberté naturelle (tous les hommes sont par nature nés libres…), la dignité de l’homme (homme créé à l’image de Dieu, le port altier), et le droit naturel de se gouverner lui-même (pouvoir naturel et essentiel à une nation libre).
Parfois même, ce langage est pensé comme un moyen de réveiller de la conscience des sujets endormis par la servitude politique.
Thomas Paine : l’auteur de ce qu’on peut appeler sans anachronisme le best-seller de la révolution américaine, Common Sense (1776 en pleine guerre d’indépendance) et que l’on présente souvent comme le père de la tradition libérale bourgeoise américaine, construite contre la pensée monarchique et aristocratique anglaise du XVIIIe siècle.
Or, il est vrai que l’un des principaux arguments qu’il mobilise pour encourager les Américains à se séparer de l’Angleterre consiste à dire qu’ils n’ont aucun intérêt à attendre d’une telle dépendance ; mais l’appel à l’indépendance est surtout justifié au nom d’une question de principe : tant qu’ils n’auront pas déclaré leur indépendance, les Américains vivront soumis au bon vouloir du Parlement anglais, et cette dépendance asservissante les avilit. C’est pourquoi Paine affirme non seulement que
« disposer de notre gouvernement est notre droit naturel », mais encore que l’indépendance relève d’un « devoir à l’égard de l’humanité et de nous-mêmes », T. Paine, Le sens commun, Paris, 2013, p. 58)
Le moment où l’on perçoit le mieux que la logique des droits est inscrite dans une conception morale de l’indivi1,50cmdu irréductible à l’égoïsme est le moment où ces auteurs justifient la résistance aux gouvernements tyranniques.
Ainsi par exemple Algernon Sidney, un auteur contemporain de Locke qui cherchait lui-même activement à renverser la monarchie anglaise de la fin du XVIIe siècle (et sera condamné pour cette raison), Sidney soutient que lorsqu’un peuple résiste à un gouvernement tyrannique,
il défend « son droit et son honneur naturels », Sidney, Discourses concerning governement, I, 19, p. 64.
Vous pourriez objecter qu’il s’agit là non pas d’une conception morale individualiste, mais d’une conception collective du droit du peuple. Mais il est tout à fait essentiel d’avoir à l’esprit que lorsque ces auteurs parlent de peuple (people en anglais), ils ne se réfèrent pas à une entité collective, mais à une collection d’individus (d’ailleurs, le terme anglais, people, est pluriel). Cela est très clair dans le texte suivant, de Sidney :
« Si l’on pourvoit à la sécurité publique, si l’on garantit la liberté et la propriété, si l’on administre la justice, si l’on encourage la vertu et si l’on supprime le vice, et si l’on fait progresser l’authentique intérêt de la nation, les fins du gouvernement sont accomplies. Et la personne qui jouit de la plus haute place doit se satisfaire de la proportion de gloire et de majesté qui est compatible avec le [bien] public, puisque ni la fonction de magistrat, ni aucune personne qui y est placée, n’est instituée pour l’augmentation de sa propre majesté, mais pour la préservation du peuple entier (whole people), et pour la défense de la liberté, de la vie, et des biens de tout homme privé (every private man) » Sidney Discourses concerning governement, III, 21, p. 444)
On est donc bien ici dans une logique individualiste, mais irréductiblement morale.
Bilan de la première partie
I. Dans l’examen du système de valeur auquel on peut rattacher la notion de droits, on est donc parvenu à la conclusion suivante : la distinction entre individualisme et logique de l’égoïsme permet de mettre en cause l’idée selon laquelle les droits seraient une notion incompatible avec la citoyenneté républicaine. Dès lors qu’on interprète l’individualisme exprimé par les droits dans le cadre d’une conception morale de l’individu, il semble n’y avoir aucune tension nécessaire entre droits et citoyenneté.
Conformément à ce que j’ai annoncé, je vais maintenant examiner le système de valeurs auquel on associe la notion de citoyenneté républicaine. De nouveau, je vais commencer par présenter l’argument général qui permet de soutenir la thèse que citoyenneté républicaine et droits sont incompatibles ; dans un second temps, je proposerai une critique de cet argument, pour conclure que l’incompatibilité n’a rien de nécessaire. [le résumer pour le PP]
Venons-en donc à la logique collective et sacrificielle de la citoyenneté républicaine :
II. La citoyenneté républicaine incompatible avec l’individualisme des droits ? Une analyse critique
L’interprétation sacrificielle de la vertu du citoyen.
Il y a effectivement une manière de concevoir la citoyenneté républicaine qui la fait entrer en conflit avec l’individualisme des droits. Selon cette conception, le citoyen d’une république doit par son action constamment chercher à réaliser le bien commun ; pour le dire de façon triviale, être citoyen suppose d’être citoyen à plein temps.
Mais en réalité, l’élément central de cette conception de la vertu civique est moins le temps que le citoyen consacre aux affaires publiques que l’état d’esprit avec lequel il accomplit son devoir de citoyen. Une philosophe américaine définit ainsi
« la vertu civique d’esprit public » comme la « disposition à favoriser dans l’action et la délibération le bien public aux dépens du bien privé », Shelley Burtt, « The Good citizen’s Psyche : on the Psychology of civic Virtue», Polity, 23(1), 1990, p. 35-6.
Par conséquent, ce qui caractérise cette forme de vertu civique est la capacité de sacrifier ses intérêts personnels au nom du bien commun.
Bien sûr, cette conception n’a en fait rien d’original ; elle se trouve en effet énoncée de façon particulièrement éloquente par Montesquieu, dans De l’esprit des lois. Ce qui caractérise la vertu politique, selon Montesquieu, c’est une forme d’oubli de soi :
« La vertu politique est un renoncement à soi-même, qui est toujours une chose très pénible. On peut définir cette vertu, l’amour des lois et de la patrie. Cet amour, demandant une préférence continuelle de l’intérêt public au sien propre, donne toutes les vertus particulières; elles ne sont que cette préférence », Montesquieu, De l’esprit des lois (1748) IV, 5.
Le choix des mots, comme toujours, est très important, et mérite d’être relevé : Montesquieu définit la vertu par l’amour des lois et de la patrie, et il soutient que cet amour suppose de faire passer l’intérêt public devant l’intérêt privé ou particulier.
Mais l’élément significatif est que cette priorité du public sur le privé n’est pas décrite comme un effort pour rendre compatibles l’intérêt commun et l’intérêt particulier ; elle est décrite comme un renoncement.
Plus précisément même, Montesquieu décrit le renoncement à son intérêt propre comme un renoncement à « soi-même », comme si l’individu s’identifiait à son intérêt ; comme si le citoyen était une autre personne que l’individu ayant des intérêts propres.
Montesquieu construit donc ici une notion de vertu politique en la rendant indissociable d’une logique du sacrifice de ce qui relève de l’intérêt particulier.
En réalité, Montesquieu élabore cette notion de vertu civique extrêmement exigeante tout en montrant qu’elle n’est plus praticable dans le monde moderne (donc le monde du XVIIIe siècle). Il oppose ainsi cette vertu politique bonne pour les anciens au souci des intérêts particuliers que les individus poursuivent dans une société moderne fondée sur le commerce :
« Les politiques grecs, qui vivaient dans le gouvernement populaire [i.e. où le peuple gouverne], ne reconnaissaient d’autre force qui pût les soutenir que celle de la vertu. Ceux d’aujourd’hui ne nous parlent que de manufactures, de commerce, de finances, de richesses et de luxe même.
Lorsque cette vertu cesse, l’ambition entre dans les cœurs qui peuvent la recevoir, et l’avarice entre dans tous. Les désirs changent d’objets : ce qu’on aimait, on ne l’aime plus ; on était libre avec les lois, on veut être libre contre elles […] ; ce qui était maxime, on l’appelle rigueur ; ce qui était règle, on l’appelle gêne […] Autrefois le bien des particuliers faisait le trésor public ; mais pour lors le trésor public devient le patrimoine des particuliers. La république est une dépouille ; et sa force n’est plus que le pouvoir de quelques citoyens et la licence de tous ». Montesquieu, De l’esprit des lois (1748), III, 3.
=> En s’appuyant sur une certaine image des Anciens, Montesquieu est donc en train de construire un concept de vertu civique afin de le rendre inopérant dans le monde moderne, monde moderne qui est dominé par l’esprit commercial et la diversification des activités sociales qui n’ont aucun rapport avec l’activité politique. Non seulement les individus n’ont plus le temps de se préoccuper de la chose commune, mais ils n’ont plus l’esprit à cela, car ils perçoivent les devoirs associés à la vertu civique comme des fardeaux excessifs. Là où le citoyen vertueux aimait les lois, l’individu moderne « veut être libre contre elles » (difficile de ne pas penser à l’évasion fiscale…)
Ce qui nous intéresse particulièrement, du point de vue du conflit entre cette conception de la citoyenneté républicaine et la notion de droits, c’est l’importance que Montesquieu accorde au droit de propriété dans l’idéologie moderne qu’il décrit : ce droit est le moteur qui nourrit l’avidité et porte l’individu à satisfaire son intérêt personnel à l’enrichissement aux dépens du bien commun.
2. Critique de l’interprétation sacrificielle de la vertu civique.
J’en viens maintenant à la critique de cette conception de la vertu civique et donc de la citoyenneté républicaine. Comment éviter la conception sacrificielle que nous présente Montesquieu ?
Il y a plusieurs manières de le faire, mais le plus simple est de partir de la notion de bien commun (qui doit être l’objet de l’action du citoyen vertueux) et de montrer qu’il est absurde de supposer que ce bien commun soit incompatible avec la totalité des intérêts particuliers.
Le raisonnement est alors le suivant : tout d’abord, s’il est vrai que la notion de « bien commun » est particulièrement indéterminée dans son contenu, on peut au moins tenir pour acquis que s’il est véritablement commun, le bien commun exclut purement et simplement l’idée même de sacrifice de soi que Montesquieu met au cœur de la notion de vertu.
C’est probablement Rousseau qui permet le mieux comprendre ce point :
« la volonté générale peut seule diriger les forces de l’État selon la fin de son institution, qui est le bien commun. Car, si l’opposition des intérêts particuliers a rendu nécessaire l’établissement des sociétés, c’est l’accord de ces mêmes intérêts qui l’a rendue possible. C’est ce qu’il y a de commun dans ces différents intérêts qui forme le lien social ; et s’il n’y avait pas quelque point dans lequel tous les intérêts s’accordent, nulle société ne saurait exister. Or, c’est uniquement sur cet intérêt commun que la société doit être gouvernée ». Rousseau, Du contrat social (1762), II, 1.
Il est crucial de remarquer que Rousseau, ici, est très précisément en train de refuser la définition du bien commun comme sacrifice des intérêts particuliers. Il dit précisément le contraire : à la question « qu’est-ce qui constitue le bien commun ? », sa réponse est claire et nette : « ce qu’il y a de commun dans les différents intérêts des individus ». Le bien commun est donc composé des intérêts individuels.
Pour autant, cela ne signifie pas que le bien commun soit composé de tous les intérêts individuels. Il y a bien une sélection, un tri. Quel est le critère pour trier ceux, qui, parmi les intérêts particuliers, doivent être considérés comme incompatibles avec le bien commun ?
Pour répondre à cette question, il faut identifier les intérêts qui forment le bien commun, à savoir, si l’on suit Rousseau, la liberté et la justice : chacun a un intérêt à la liberté, et chacun a un intérêt à être traité équitablement par les lois. Par conséquent, tout intérêt qui tend à mettre en cause la liberté ou la justice est incompatible avec le bien commun.
C’est ici que l’on peut réintroduire la notion de sacrifice, mais en précisant immédiatement qu’il ne s’agit pas d’un sacrifice de tous ses intérêts personnels, et encore moins d’un sacrifice de soi. Ce qu’il s’agit de sacrifier, ce sont les intérêts qui, en réalité, sont incompatibles avec les intérêts communs que tous les citoyens partagent. Etre vertueux, ce n’est donc pas être le citoyen héroïque prêt à tout sacrifier pour sa patrie, c’est plus modestement accepter de ne pas satisfaire ceux de mes intérêts qui mettent en péril le bien commun, cad les intérêts communs que nous partageons tous en tant que citoyens d’une république.
Si l’on adopte cette conception de la vertu civique, on voit immédiatement en quoi elle n’est pas en elle-même incompatible avec l’individualisme des droits. Au contraire, il y a même un sens à dire qu’être vertueux, c’est précisément soutenir les institutions qui favorisent et protègent les droits communs dont jouissent tous les individus. De même, la corruption peut dès lors être interprétée non pas comme la violation d’une morale austère, mais comme la violation des lois communes qui détruit l’égalité nécessaire à la liberté.
Voici donc comment on peut interpréter la citoyenneté républicaine de manière à la rendre compatible avec les droits individuels.
- : on a donc vu qu’en dépit des arguments qui tendent à rendre droits individuels et citoyenneté républicaine incompatibles, il y a de bonnes raisons de penser que ces notions peuvent être articulées sans contradiction.
Malgré ces bonnes raisons, cependant, il faut reconnaître que la thèse de la compatibilité a été radicalement mise en cause, dans des termes qui ont eu un immense succès. Et la force de cette mise en cause tient probablement au fait qu’elle a été formulée dans le langage de la liberté.
III. Liberté des anciens / liberté des modernes. Une distinction pertinente ?
Dans le contexte de la France post-révolutionnaire, Benjamin Constant distingue nettement deux formes de liberté :
La liberté des anciens, qui a inspiré les révolutionnaires et a perverti la cause émancipatrice de la Révolution dans la politique liberticide de la Terreur :
« la liberté des anciens consistait à exercer collectivement mais directement, plusieurs parties de la souveraineté tout entière, à délibérer sur la place publique [de toutes les affaires communes] […] Mais en même temps que c’était là ce que les anciens nommaient liberté, ils admettaient, comme compatible avec celle liberté collective, l’assujettissement complet de l’individu à l’autorité de l’ensemble […] Toutes les actions privées sont soumises à une surveillance sévère. Rien n’est accordé à l’indépendance individuelle », B. Constant De la liberté des anciens comparée à celle des modernes (1819), in Ecrits politiques, Folio, p. 594-5.
Au contraire, la liberté des Modernes est selon Constant un ensemble de droits individuels :
« pour chacun le droit de n’être soumis qu’aux lois, de ne pouvoir ni être arrêté, ni détenu, ni mis à mort, ni maltraité d’aucune manière […] C’est pour chacun le droit de dire son opinion, de choisir son industrie et de l’exercer ; de disposer de sa propriété, d’en abuser même ; d’aller, de venir, sans en obtenir la permission […] le droit de se réunir » etc. B. Constant De la liberté des anciens comparée à celle des modernes (1819), in Ecrits politiques, Folio, p. 593.
Reformulation par un historien des idées, Isaiah Berlin, dans le contexte de la Guerre froide, dans un article intitulé « Deux concepts de la liberté » (1958), traduit dans Eloge de la liberté. Ce que Constant appelle la liberté des Anciens, Berlin l’appelle la « liberté positive » : la liberté se définit positivement par le type d’action que j’accomplis :
Liberté positive : « le sens ‘positif’ du mot liberté découle du désir d’un individu d’être son maître », I. Berlin, Deux concepts de la liberté, tr. Fr. p. 179.
On voit ainsi le lien entre liberté, autonomie, et maîtrise collective du destin d’une société. Par contraste :
La liberté négative, elle, est strictement individuelle et se définit, tout simplement, par l’absence d’interférence : « je suis libre dans la mesure où personne ne vient gêner mon action ». I. Berlin, Deux concepts de la liberté, tr. Fr. p. 171.
Objectif commun de Constant et de Berlin : montrer que concevoir la liberté à la manière des Anciens, cad définir la liberté par la participation politique active (par l’exercice de l’autonomie politique), c’est mettre en danger le sens proprement moderne de la liberté, cad la protection des droits individuels à l’existence privée
En effet, si la liberté moderne suppose la protection d’une sphère privée où l’individu peut mener à l’abri des lois le type d’existence de son choix, la liberté des Anciens repose au contraire sur l’idée que les individus doivent être contraints d’adopter la seule forme d’existence digne d’être vécue : celle du citoyen actif par laquelle le peuple se gouverne lui-même collectivement.
Cette distinction entre liberté négative et liberté positive (ou entre liberté des modernes et liberté des anciens) – cette distinction débouche sur un problème, qui a la forme d’un dilemme :
- soit on adopte, avec les Anciens, une conception positive de la liberté, mais alors on ne voit pas comment faire une place à la notion, moderne, de droits individuels ; on ne voit pas davantage au nom de quoi on devrait accepter l’idée que l’être humain n’accomplit son humanité que dans l’activité politique.
- soit on adopte une conception négative de la liberté, mais alors il devient impossible de faire une place au souci du bien commun, puisque toute contrainte apparaît nécessairement comme une limitation de la liberté.
IV. La liberté républicaine
Des historiens et des philosophes ont cherché à sortir de cette impasse, en mettant en évidence l’existence d’une autre manière de concevoir la liberté.
Cette conception se développe dans la tradition républicaine, tradition qui remonte à la Rome antique, se trouve réinvestie à la Renaissance (notamment italienne), puis dans l’Angleterre du XVIIe siècle, et au XVIIIe siècle pendant les deux Révolutions, américaine puis française. (je vous renvoie notamment au petit ouvrage de Quentin Skinner, intitulé Machiavel, publié chez Points Seuil (pour la Renaissance), du même auteur, La liberté avant le libéralisme, Seuil ; pour la version contemporaine de cette conception, voir Philip Pettit, Républicanisme. Une théorie de la liberté et du gouvernement (1997, tr.fr. 2004, Gallimard).
1. Définition : la liberté comme non-domination
Comment la liberté est-elle conçue dans la tradition républicaine ? Il va de soi qu’il y a des nuances selon les auteurs, les époques et les contextes, etc. Mais en dépit de ces différences, il y a un trait commun : la liberté est définie par opposition avec la servitude. Est libre celui ou celle qui n’est pas esclave.
Or, qu’est-ce qu’un esclave ? Selon les termes du droit romain, qui sont constamment utilisés dans toute la tradition républicaine, un esclave est une personne qui est soumise à la volonté de son maître (dominus), ce qui signifie que ce dernier (son maître) peut lui faire à peu près ce qu’il veut ; l’esclave n’a pas de statut juridique propre qui le protège (il est alieno juris – soumis au droit d’autrui) puisqu’il est soumis à la puissance de son maître (in potestate dominorum).
Au contraire, la personne libre est une personne qui n’a pas de maître et n’est donc pas soumise à la volonté arbitraire d’un tiers. La personne libre est protégée par un statut juridique propre (elle est sui juris – dans son propre droit). Parce qu’elle n’est pas dominée comme l’est l’esclave, les historiens et philosophes qui mettent en évidence cette conception parlent de liberté comme non-domination.
2. liberté comme non-domination et bien commun
En quoi précisément cette conception de la liberté peut-elle nous permettre de sortir de l’impasse à laquelle Benjamin Constant et Isaiah Berlin nous ont conduits ?
Pour répondre à cette question, il faut souligner deux caractéristiques de cette notion républicaine de liberté comme non-domination :
D’une part, elle se définit de manière négative, car ce qui la caractérise, c’est bien l’absence de quelque chose (en l’occurrence, la domination, cad la soumission à une volonté arbitraire). Donc avec cette conception de la liberté, on ne rencontre pas le problème que l’on rencontre avec la conception positive de la liberté : identification de la liberté à la participation, et idée qu’il n’y aurait qu’une seule forme d’existence digne de l’être humain (l’existence de citoyen actif). Si on adopte la conception républicaine de la liberté, la question de savoir quelle est la meilleure manière de réaliser son humanité est laissée ouverte.
Mais, d’autre part, quoique définie négativement, la liberté républicaine n’est pas en tension avec le souci du bien commun.
Tout d’abord, la liberté républicaine est pensée dans un contexte social ou intersubjectif : ma liberté se définit par le rapport que j’entretiens avec autrui (en l’occurrence, un rapport d’égalité). On peut même dire que la relation d’égalité avec autrui est constitutive de cette notion de liberté. Je ne peux être libre que dans un rapport d’égalité, donc en présence d’autrui.
Or, qu’est-ce qui assure ce statut d’égalité ? Ce sont les lois (pour autant qu’elles soient justes, c’est-à-dire pour autant qu’elles ne soient pas sources de domination dans la vie des citoyens). Ainsi, là où l’individu moderne, selon Montesquieu, veut être libre contre les lois et considère que ces dernières gênent sa liberté, le partisan de la liberté comme non-domination considère au contraire que les lois créent sa liberté, car c’est précisément l’existence de lois qui garantissent le statut d’égalité qui est indispensable à la liberté.
Une implication importante mérite ici d’être soulignée : lorsque les individus obéissent aux lois justes, ils ne sacrifient pas leur liberté négative, ils la renforcent au contraire. En toute logique, il n’y a donc pas de raison de rechigner à obéir aux lois qui assurent l’égalité. Or, quel concept retrouve-t-on ici ? Rappelez-vous Montesquieu : la vertu politique est « l’amour des lois et de la patrie ». Mais l’amour des lois, ici, loin d’être synonyme de sacrifice de soi, est au contraire le meilleur moyen de protéger sa liberté personnelle.
Donc dans ce cadre, on a bien une articulation cohérente et convaincante entre liberté et vertu, mais le point décisif est la relation entre les deux notions : la vertu civique n’est pas la finalité objective de l’existence proprement humaine, mais seulement le moyen de la liberté. On a donc une conception instrumentale de la vertu civique: pour être libre, il faut être vertueux, cad être disposé à soutenir par son action ce qui garantit ma liberté.
Dès lors qu’on adopte le concept de liberté comme non-domination, on comprend donc bien comment liberté et vertu civique sont intimement liées ; mais qu’en est-il du lien entre cette conception de la liberté et la notion de droits ?
3. Liberté républicaine et droits individuels
La plupart des philosophes qui adoptent cette conception de la liberté républicaine marginalisent très nettement la notion de droits individuels. Leur argument principal est que cette notion de droits individuels appartient à l’univers intellectuel du libéralisme. Or, parce que ces philosophes républicains voient dans le républicanisme un concurrent du libéralisme, ils cherchent, autant qu’ils le peuvent, à se passer du concept de droits. (raison essentiellement stratégique et idéologique)
Mais on peut en réalité contester cette idée selon laquelle les droits seraient un concept étranger à la pensée républicaine. On peut la contester à la fois d’un point de vue historique et d’un strict point de vue conceptuel.
- : on peut en fait montrer qu’un grand nombre d’auteurs républicains des XVIIe et XVIIIe s., notamment, s’appuient de façon essentielle et cohérente sur une certaine conception des droits individuels.
On pourra revenir sur différents exemples dans la discussion, mais je voudrais surtout insister sur l’argument conceptuel.
Il y a en effet un élément conceptuel commun à la liberté comme non-domination et à la notion de droits. Quel est cet élément?
On l’a vu, la liberté comme non-domination suppose de ne pas être exposé à un pouvoir arbitraire d’un tiers, ce qui implique d’être protégé contre d’éventuelles interférences arbitraires, et donc d’avoir la garantie que celui ou celle qui commettrait une telle interférence serait sanctionné par la loi.
Or, qu’est-ce qu’un droit, précisément, si ce n’est une contrainte qui s’exerce sur l’action d’autrui, et qui me protège d’éventuelles interférences ?
Allons plus loin : on vient de voir que supposer que les individus ont des droits, c’est supposer qu’ils sont à l’abri des interférences ou des immixtions arbitraires d’autrui. Mais est-ce que la logique de cet argument ne nous oblige pas à soutenir que les droits doivent être protégés y compris (et même surtout) contre les interférences arbitraires des groupes (et non seulement des individus) : des associations (religieuses, politiques ou autres ; = le droit de sortie d’une communauté religieuse ), des entreprises (le droit de ne pas être licencié arbitrairement).
Mais toujours selon la même logique, est-ce que les droits ne devraient pas être protégés contre la volonté collective de l’assemblée souveraine elle-même ? N’est-ce pas exactement ce que vise la disposition constitutionnelle dont on est parti ?
Or, si cette disposition constitutionnelle protège effectivement les droits individus, elle suppose aussi en même temps de mettre en cause l’idée d’une souveraineté législative, donc l’idée que le peuple, par la voix de ses représentants, se donne à lui-même ses propres lois.
Ainsi, alors que j’ai tenté de montrer les systèmes de valeurs auxquels les droits et la citoyenneté républicaine n’étaient pas nécessairement incompatibles, on retombe ici sur une tension entre ces deux notions. Mais la tension dont il s’agit relève moins des concepts eux-mêmes que la façon de les mettre en œuvre par les institutions.
Pour conclure, je voudrais insister sur ce problème et donc insister sur le fait que le point d’interrogation dans le titre de mon intervention doit être maintenu.
Droits individuels contre citoyenneté républicaine ?
Avec l'aimable autorisation de Christopher Hamel, Chercheur post-doctorant (ULB/ERC Starting Grant "RESIST"), script de sa conférence du 10 Avril 2013
Penser la liberté politique
Introduction
Pour justifier l’opposition que j’interroge dans le titre de cette présentation, le point de départ que j’aimerais vous soumettre est un paradoxe que l’on peut énoncer de manière assez simple (même si de façon très schématique).
D’un côté, en dépit des régressions inquiétantes menées notamment au nom de la lutte du terrorisme international, il est difficile de nier que les systèmes constitutionnels des démocraties modernes protègent de façon toujours plus efficaces les droits des individus. Depuis 2010, en France, il est possible de demander au Conseil constitutionnel de vérifier qu’une loi votée par le Parlement soit bien conforme à la Constitution, et plus précisément, selon les termes de cette disposition constitutionnelle, de vérifier qu’elle ne « porte pas atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit » (Question prioritaire de constitutionnalité). Sur le principe, il semble difficile de nier que cette disposition renforce la protection de la liberté individuelle.
D’un autre côté, le degré de désaffection des individus à l’égard de la citoyenneté active est très élevé : ce désintérêt ne se manifeste pas seulement sous la forme de la désillusion et de l’absence de confiance dans les représentants politiques (l’actualité nous apporte fréquemment des exemples édifiants qui motivent ce désintérêt) ; on peut aussi l’observer dans les taux d’abstention impressionnants pour toute élection qui n’est pas surmédiatisée (en 2012, autour de 20% pour les élections présidentielles ; presque 45% pour élections législatives, qui sont tout de même l’élection de ceux qui, en notre nom, votent les lois à l’Assemblée nationale !) ; on l’observe également dans le taux de syndicalisation incroyablement faible (en France en particulier, mais dans les démocraties contemporaines en général). Or, je ne suis pas sociologue, mais il est difficile de résister à la conclusion que malgré l’invocation, tant dans le discours public et les discussions privés, des valeurs de la république, l’idée de citoyenneté républicaine n’a que peu d’emprise dans l’action et la vie des individus.
On peut bien sûr faire un pas de plus, et se demander si les deux éléments du paradoxe que je souligne – forte protection des droits individuels ; faible exercice de la citoyenneté – ne sont pas en réalité étroitement corrélés. Le souci de la protection des droits et l’indifférence à l’égard du bien commun ne sont-ils pas les deux faces d’une même réalité : à savoir la difficulté, pour l’individu des sociétés modernes, à se penser lui-même comme faisant partie d’une communauté – de se penser autrement que comme titulaire de droits personnels ?
L’enjeu est donc de savoir si les notions que l’on a l’habitude de mobiliser pour penser la liberté politique – les droits individuels, et la citoyenneté républicaine – ne sont pas contradictoires. Est-ce que prendre au sérieux l’idée de droits individuels contraint à abandonner le souci du bien commun ? Ce souci du bien commun n’est-il qu’une vue de l’esprit idéalisant une forme de citoyenneté inaccessible à l’individu moderne égoïste ?
Avant de chercher à montrer pourquoi le conflit entre droits individuels et citoyenneté républicaine n’est pas inévitable, il est essentiel de bien saisir les raisons de penser que ce conflit existe.
La raison principale pour laquelle ces notions sont jugées incompatibles tient au système de valeurs opposés auxquels on les rattache :
- d’un côté, on rattache la notion de droits individuels à une logique égoïste, où l’individu se définit et conduit son existence indépendamment de son appartenance à la communauté politique ;
- de l’autre côté, on rattache la notion de citoyenneté républicaine à une logique collective de participation où le citoyen idéal est censé être tout entier dévoué à la chose publique, prêt à tout sacrifier pour sa patrie, etc.
Tels sont donc les deux systèmes de valeurs incompatibles auxquels on rattache les notions de droits individuels et de citoyenneté républicaine.
- : Comment je vais procéder ?
Dans un premier temps, je vais exposer une interprétation des droits qui justifie l’opposition à la citoyenneté républicaine. L’élément central sera ici l’interprétation égoïste de l’individualisme. Puis je vais critiquer cette interprétation en mettant en avant la distinction entre individualisme et égoïsme.
Dans un deuxième temps, je partirai cette fois de la citoyenneté républicaine, pour exposer une certaine interprétation qui la rend incompatible avec les droits. L’élément clef ici, sera la logique sacrificielle de la vertu civique. Je critiquerai cette lecture, en soulignant qu’on peut tout à fait penser la vertu civique et plus convaincante. Je m’appuierai ici sur la notion de bien commun, qu’on ne peut se représenter que comme contenant des biens particuliers.
Dans un troisième temps, je vais me pencher sur l’opposition classique entre liberté des anciens et liberté des modernes, qui représente l’une des façons les plus fréquentes, dans la philosophie politique, d’opposer citoyenneté républicaine et droits individuels.
Dans la quatrième et dernière partie, je présenterai une autre conception de la liberté – la liberté républicaine – qui a plusieurs avantage et qui permet de réconcilier de façon convaincante la liberté politique, la nécessité de la vertu citoyenne, et la protection des droits individuels.
I. Les droits individuels incompatibles avec la citoyenneté ? Une analyse critique
1. L’interprétation égoïste de l’individualisme
D’abord, la logique individualiste et égoïste des droits. L’idée générale selon laquelle la totalité de l’ordre politique et juridique devrait découler des droits naturels que possèdent les individus est une idée qui nous est familière. On la trouve exprimée au cœur de la révolution française, et son importance se manifeste par exemple dans la place particulière qu’occupe, dans la Constitution actuelle de la France, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, qui date de 1789 (la Déclaration est placée en préambule de la Constitution).
Qu’on le déplore ou qu’on s’en félicite, il semble indéniable que cette idée générale a eu pour effet de mettre l’individu au centre de la pensée politique. Or, depuis l’origine, cette représentation individualiste a suscité des inquiétudes et soulevé des résistances.
L’une des critiques les plus importantes et les plus fréquentes tient à la logique égoïste dans laquelle seraient pris les droits. En particulier, l’idée que les droits précéderaient l’ordre politique a été interprétée comme une volonté de faire prévaloir les revendications personnelles sur les exigences collectives (que ces dernières soient morales ou religieuses). Ainsi par ex, les membres du Clergé qui participèrent à la rédaction de la Déclaration des droits souhaitaient que la déclaration des droits soit précédée d’une déclaration des devoirs, destinée à contenir « l’égoïsme » et « l’orgueil » réveillés par la logique des droits.
Cette critique se retrouve aussi, vous le savez sûrement, à l’autre bout du spectre idéologique, chez Marx. Parce que les droits naturels sont interprétés à partir de la catégorie de propriété privée, soutient Marx, les droits de l’homme sont en fait indissociables à l’égoïsme bourgeois justifiant la forme bourgeoise de la société, société fondée sur l’individu conçu comme une « monade isolée »[1].
Ainsi, ce que définit l’homme, dans ce cadre, c’est son statut de propriétaire : propriétaire de ses droits naturels, propriétaire de ses biens. C’est ce qu’un historien des idées marxistes, Macpherson, a appelé « l’individualisme possessif » (La théorie politique de l’individualisme possessif (1968), Folio).
Certains interprètes vont même plus loin et soutiennent qu’en réalité, le primat des droits individuels est la traduction politique du refus de distinguer le bien et l’intérêt, l’honnête et l’utile. Au fond, les droits ne seraient que des désirs ou des intérêts que les individus voudraient voir protégés, mais sans que ces désirs soient caractérisés par leur valeur morale intrinsèque.
C’est en ce sens que Leo Strauss s’appuie sur une lecture de Hobbes et de Locke pour développer l’idée suivante : prétendre fonder la politique sur les droits individuels, revient à abandonner l’idéal d’une vie vertueuse :
« le libéralisme [est] la doctrine politique pour laquelle le fait fondamental réside dans les droits naturels de l’homme, par opposition à ses devoirs [=la vertu], et pour laquelle la mission de l’État consiste à protéger et à sauvegarder ces mêmes droits ». Leo Strauss, Droit naturel et histoire, tr.fr., p. 165-6.
Strauss parle alors d’« hédonisme politique », qui est la doctrine politique typiquement moderne : hédonisme : conception morale générale selon laquelle
« le bien est fondamentalement identique à l’agréable ». Strauss, Droit naturel et histoire, p. 155.
Selon Strauss, il est indispensable de prendre conscience que cette position découle du présupposé suivant :
« il n’y a pas de nature humaine qui nous permette de distinguer entre les plaisirs conformes à la nature et ceux qui sont contre nature, les plaisirs qui sont par nature élevés et les plaisirs qui sont par nature bas ». Strauss, Droit naturel et histoire, p. 217
Appliqué à la sphère politique, l’hédonisme signifie que la société n’a plus pour raison d’être de conduire les hommes à une forme de vie vertueuse : sa fonction est de protéger les droits au plaisir.
En définitive, donc, les droits ne renvoient pas à des normes ou des valeurs morales :
« ils [les droits] expriment et veulent exprimer ce que tout le monde désire réellement et de toute façon ; ils consacrent l’intérêt particulier de chacun, tel que chacun le conçoit ou peut être aisément amené à le concevoir ». Strauss, Droit naturel et histoire, p. 165.
Certains d’entre vous jugeront peut-être qu’il est impossible de penser les droits autrement, que l’égoïsme et l’indifférence à l’égard du bien commun sont les conséquences inévitables de la notion de droits. Et vous pourriez dès lors être tentés de conclure soit :
$1- qu’il faut abandonner le concept de droits, car il nous mène dans une logique qui est finalement incompatible avec l’existence commune.
$1- soit conclure, d’une façon plus mesurée (mais qui reviendrait elle aussi à valider l’analyse que je viens de proposer), qu’il est indispensable de contrebalancer la logique égoïste des droits à l’aide d’une logique des devoirs (notamment des devoirs civiques).
Mon propos n’est pas de nier que cette façon de se représenter les droits soit répandue, mais plutôt de montrer qu’il y a des raisons de penser que cette représentation n’est pas satisfaisante.
2. Distinguer individualisme et égoïsme.
La raison la plus importante de ne pas se satisfaire d’une description qui réduit les droits à une logique égoïste incompatible avec l’existence collective est la suivante : une telle représentation semble confondre deux idées distinctes : d’une part, l’individualisme, d’autre part, une logique de l’intérêt personnel.
Si on voit bien en quoi la logique de l’intérêt personnel peut être dérivée de l’idée d’individualisme, il n’y a aucune raison de penser que cette logique égoïste soit nécessairement contenue dans le principe de l’individualisme. Pour maintenir l’individualisme à distance de l’égoïsme, il suffit de se représenter l’individu comme un être moral.
C’est exactement ce qu’on peut observer si l’on se penche sur la manière dont la notion de droits naturels est mobilisée par les auteurs qui luttent contre la monarchie absolue au XVIIe siècle. Le langage des droits, ici, est fondamentalement individualiste, mais il s’inscrit dans une conception irréductiblement morale de l’individu.
On trouve par exemple cet individualisme moral très nettement exprimé dans la pensée d’un auteur que vous connaissez sûrement comme poète, John Milton. En effet, avant d’avoir écrit le Paradis Perdu en 1667, Milton s’est fait connaître par ses nombreux pamphlets politiques, dont certains sont d’une radicalité inouïe (The Tenure of Kings and Magistrates (1649) ; Pro Populo Anglicano Defensio (1650) Pro populo anglicano defensio Secunda (1654)). Voilà ce que Milton écrit pendant le procès du roi Charles I, procès qui se soldera par sa décapitation :
Personne ne sera assez stupide pour nier que tous les hommes sont par nature nés libres ; étant l’image et la ressemblance de Dieu lui-même, […] par un privilège qui les distingue de toutes les créatures, ils sont nés pour commander et non pour obéir. […]
Il est donc manifeste que le pouvoir des rois et des magistrats n’est rien d’autre qu’un pouvoir seulement dérivé, transféré et que le peuple leur a confié pour le bien commun de tous ses membres, en qui le pouvoir demeure néanmoins fondamentalement, ce dernier ne pouvant leur être ôté sans une violation de leur droit de naissance naturel […]. Et ceux qui se vantent comme nous d’être une nation libre, et qui n’ont pas en eux-mêmes le pouvoir de destituer ou d’abolir un quelconque gouvernant – suprême ou subordonné – […] peuvent certainement satisfaire leur imagination avec une liberté ridicule et peinte, convenable pour les bébés que l’on trompe, mais vivent en réalité sous la tyrannie et la servitude, parce qu’ils manquent de ce pouvoir – qui est la racine et la source de toute liberté […] Sans ce pouvoir naturel et essentiel à une nation libre, ils peuvent, en dépit de leur port altier, être considérés à juste titre comme rien de mieux que des esclaves ». John Milton, The Tenure of kings and magistrates (1649), p. 73, 75 et 96, éd. Fr. Ecrits politiques.
Le point important dans cette affirmation est le lien étroit que Milton établit entre la liberté naturelle (tous les hommes sont par nature nés libres…), la dignité de l’homme (homme créé à l’image de Dieu, le port altier), et le droit naturel de se gouverner lui-même (pouvoir naturel et essentiel à une nation libre).
Parfois même, ce langage est pensé comme un moyen de réveiller de la conscience des sujets endormis par la servitude politique.
Thomas Paine : l’auteur de ce qu’on peut appeler sans anachronisme le best-seller de la révolution américaine, Common Sense (1776 en pleine guerre d’indépendance) et que l’on présente souvent comme le père de la tradition libérale bourgeoise américaine, construite contre la pensée monarchique et aristocratique anglaise du XVIIIe siècle.
Or, il est vrai que l’un des principaux arguments qu’il mobilise pour encourager les Américains à se séparer de l’Angleterre consiste à dire qu’ils n’ont aucun intérêt à attendre d’une telle dépendance ; mais l’appel à l’indépendance est surtout justifié au nom d’une question de principe : tant qu’ils n’auront pas déclaré leur indépendance, les Américains vivront soumis au bon vouloir du Parlement anglais, et cette dépendance asservissante les avilit. C’est pourquoi Paine affirme non seulement que
« disposer de notre gouvernement est notre droit naturel », mais encore que l’indépendance relève d’un « devoir à l’égard de l’humanité et de nous-mêmes », T. Paine, Le sens commun, Paris, 2013, p. 58)
Le moment où l’on perçoit le mieux que la logique des droits est inscrite dans une conception morale de l’indivi1,50cmdu irréductible à l’égoïsme est le moment où ces auteurs justifient la résistance aux gouvernements tyranniques.
Ainsi par exemple Algernon Sidney, un auteur contemporain de Locke qui cherchait lui-même activement à renverser la monarchie anglaise de la fin du XVIIe siècle (et sera condamné pour cette raison), Sidney soutient que lorsqu’un peuple résiste à un gouvernement tyrannique,
il défend « son droit et son honneur naturels », Sidney, Discourses concerning governement, I, 19, p. 64.
Vous pourriez objecter qu’il s’agit là non pas d’une conception morale individualiste, mais d’une conception collective du droit du peuple. Mais il est tout à fait essentiel d’avoir à l’esprit que lorsque ces auteurs parlent de peuple (people en anglais), ils ne se réfèrent pas à une entité collective, mais à une collection d’individus (d’ailleurs, le terme anglais, people, est pluriel). Cela est très clair dans le texte suivant, de Sidney :
« Si l’on pourvoit à la sécurité publique, si l’on garantit la liberté et la propriété, si l’on administre la justice, si l’on encourage la vertu et si l’on supprime le vice, et si l’on fait progresser l’authentique intérêt de la nation, les fins du gouvernement sont accomplies. Et la personne qui jouit de la plus haute place doit se satisfaire de la proportion de gloire et de majesté qui est compatible avec le [bien] public, puisque ni la fonction de magistrat, ni aucune personne qui y est placée, n’est instituée pour l’augmentation de sa propre majesté, mais pour la préservation du peuple entier (whole people), et pour la défense de la liberté, de la vie, et des biens de tout homme privé (every private man) » Sidney Discourses concerning governement, III, 21, p. 444)
On est donc bien ici dans une logique individualiste, mais irréductiblement morale.
Bilan de la première partie
I. Dans l’examen du système de valeur auquel on peut rattacher la notion de droits, on est donc parvenu à la conclusion suivante : la distinction entre individualisme et logique de l’égoïsme permet de mettre en cause l’idée selon laquelle les droits seraient une notion incompatible avec la citoyenneté républicaine. Dès lors qu’on interprète l’individualisme exprimé par les droits dans le cadre d’une conception morale de l’individu, il semble n’y avoir aucune tension nécessaire entre droits et citoyenneté.
Conformément à ce que j’ai annoncé, je vais maintenant examiner le système de valeurs auquel on associe la notion de citoyenneté républicaine. De nouveau, je vais commencer par présenter l’argument général qui permet de soutenir la thèse que citoyenneté républicaine et droits sont incompatibles ; dans un second temps, je proposerai une critique de cet argument, pour conclure que l’incompatibilité n’a rien de nécessaire. [le résumer pour le PP]
Venons-en donc à la logique collective et sacrificielle de la citoyenneté républicaine :
II. La citoyenneté républicaine incompatible avec l’individualisme des droits ? Une analyse critique
L’interprétation sacrificielle de la vertu du citoyen.
Il y a effectivement une manière de concevoir la citoyenneté républicaine qui la fait entrer en conflit avec l’individualisme des droits. Selon cette conception, le citoyen d’une république doit par son action constamment chercher à réaliser le bien commun ; pour le dire de façon triviale, être citoyen suppose d’être citoyen à plein temps.
Mais en réalité, l’élément central de cette conception de la vertu civique est moins le temps que le citoyen consacre aux affaires publiques que l’état d’esprit avec lequel il accomplit son devoir de citoyen. Une philosophe américaine définit ainsi
« la vertu civique d’esprit public » comme la « disposition à favoriser dans l’action et la délibération le bien public aux dépens du bien privé », Shelley Burtt, « The Good citizen’s Psyche : on the Psychology of civic Virtue», Polity, 23(1), 1990, p. 35-6.
Par conséquent, ce qui caractérise cette forme de vertu civique est la capacité de sacrifier ses intérêts personnels au nom du bien commun.
Bien sûr, cette conception n’a en fait rien d’original ; elle se trouve en effet énoncée de façon particulièrement éloquente par Montesquieu, dans De l’esprit des lois. Ce qui caractérise la vertu politique, selon Montesquieu, c’est une forme d’oubli de soi :
« La vertu politique est un renoncement à soi-même, qui est toujours une chose très pénible. On peut définir cette vertu, l’amour des lois et de la patrie. Cet amour, demandant une préférence continuelle de l’intérêt public au sien propre, donne toutes les vertus particulières; elles ne sont que cette préférence », Montesquieu, De l’esprit des lois (1748) IV, 5.
Le choix des mots, comme toujours, est très important, et mérite d’être relevé : Montesquieu définit la vertu par l’amour des lois et de la patrie, et il soutient que cet amour suppose de faire passer l’intérêt public devant l’intérêt privé ou particulier.
Mais l’élément significatif est que cette priorité du public sur le privé n’est pas décrite comme un effort pour rendre compatibles l’intérêt commun et l’intérêt particulier ; elle est décrite comme un renoncement.
Plus précisément même, Montesquieu décrit le renoncement à son intérêt propre comme un renoncement à « soi-même », comme si l’individu s’identifiait à son intérêt ; comme si le citoyen était une autre personne que l’individu ayant des intérêts propres.
Montesquieu construit donc ici une notion de vertu politique en la rendant indissociable d’une logique du sacrifice de ce qui relève de l’intérêt particulier.
En réalité, Montesquieu élabore cette notion de vertu civique extrêmement exigeante tout en montrant qu’elle n’est plus praticable dans le monde moderne (donc le monde du XVIIIe siècle). Il oppose ainsi cette vertu politique bonne pour les anciens au souci des intérêts particuliers que les individus poursuivent dans une société moderne fondée sur le commerce :
« Les politiques grecs, qui vivaient dans le gouvernement populaire [i.e. où le peuple gouverne], ne reconnaissaient d’autre force qui pût les soutenir que celle de la vertu. Ceux d’aujourd’hui ne nous parlent que de manufactures, de commerce, de finances, de richesses et de luxe même.
Lorsque cette vertu cesse, l’ambition entre dans les cœurs qui peuvent la recevoir, et l’avarice entre dans tous. Les désirs changent d’objets : ce qu’on aimait, on ne l’aime plus ; on était libre avec les lois, on veut être libre contre elles […] ; ce qui était maxime, on l’appelle rigueur ; ce qui était règle, on l’appelle gêne […] Autrefois le bien des particuliers faisait le trésor public ; mais pour lors le trésor public devient le patrimoine des particuliers. La république est une dépouille ; et sa force n’est plus que le pouvoir de quelques citoyens et la licence de tous ». Montesquieu, De l’esprit des lois (1748), III, 3.
=> En s’appuyant sur une certaine image des Anciens, Montesquieu est donc en train de construire un concept de vertu civique afin de le rendre inopérant dans le monde moderne, monde moderne qui est dominé par l’esprit commercial et la diversification des activités sociales qui n’ont aucun rapport avec l’activité politique. Non seulement les individus n’ont plus le temps de se préoccuper de la chose commune, mais ils n’ont plus l’esprit à cela, car ils perçoivent les devoirs associés à la vertu civique comme des fardeaux excessifs. Là où le citoyen vertueux aimait les lois, l’individu moderne « veut être libre contre elles » (difficile de ne pas penser à l’évasion fiscale…)
Ce qui nous intéresse particulièrement, du point de vue du conflit entre cette conception de la citoyenneté républicaine et la notion de droits, c’est l’importance que Montesquieu accorde au droit de propriété dans l’idéologie moderne qu’il décrit : ce droit est le moteur qui nourrit l’avidité et porte l’individu à satisfaire son intérêt personnel à l’enrichissement aux dépens du bien commun.
2. Critique de l’interprétation sacrificielle de la vertu civique.
J’en viens maintenant à la critique de cette conception de la vertu civique et donc de la citoyenneté républicaine. Comment éviter la conception sacrificielle que nous présente Montesquieu ?
Il y a plusieurs manières de le faire, mais le plus simple est de partir de la notion de bien commun (qui doit être l’objet de l’action du citoyen vertueux) et de montrer qu’il est absurde de supposer que ce bien commun soit incompatible avec la totalité des intérêts particuliers.
Le raisonnement est alors le suivant : tout d’abord, s’il est vrai que la notion de « bien commun » est particulièrement indéterminée dans son contenu, on peut au moins tenir pour acquis que s’il est véritablement commun, le bien commun exclut purement et simplement l’idée même de sacrifice de soi que Montesquieu met au cœur de la notion de vertu.
C’est probablement Rousseau qui permet le mieux comprendre ce point :
« la volonté générale peut seule diriger les forces de l’État selon la fin de son institution, qui est le bien commun. Car, si l’opposition des intérêts particuliers a rendu nécessaire l’établissement des sociétés, c’est l’accord de ces mêmes intérêts qui l’a rendue possible. C’est ce qu’il y a de commun dans ces différents intérêts qui forme le lien social ; et s’il n’y avait pas quelque point dans lequel tous les intérêts s’accordent, nulle société ne saurait exister. Or, c’est uniquement sur cet intérêt commun que la société doit être gouvernée ». Rousseau, Du contrat social (1762), II, 1.
Il est crucial de remarquer que Rousseau, ici, est très précisément en train de refuser la définition du bien commun comme sacrifice des intérêts particuliers. Il dit précisément le contraire : à la question « qu’est-ce qui constitue le bien commun ? », sa réponse est claire et nette : « ce qu’il y a de commun dans les différents intérêts des individus ». Le bien commun est donc composé des intérêts individuels.
Pour autant, cela ne signifie pas que le bien commun soit composé de tous les intérêts individuels. Il y a bien une sélection, un tri. Quel est le critère pour trier ceux, qui, parmi les intérêts particuliers, doivent être considérés comme incompatibles avec le bien commun ?
Pour répondre à cette question, il faut identifier les intérêts qui forment le bien commun, à savoir, si l’on suit Rousseau, la liberté et la justice : chacun a un intérêt à la liberté, et chacun a un intérêt à être traité équitablement par les lois. Par conséquent, tout intérêt qui tend à mettre en cause la liberté ou la justice est incompatible avec le bien commun.
C’est ici que l’on peut réintroduire la notion de sacrifice, mais en précisant immédiatement qu’il ne s’agit pas d’un sacrifice de tous ses intérêts personnels, et encore moins d’un sacrifice de soi. Ce qu’il s’agit de sacrifier, ce sont les intérêts qui, en réalité, sont incompatibles avec les intérêts communs que tous les citoyens partagent. Etre vertueux, ce n’est donc pas être le citoyen héroïque prêt à tout sacrifier pour sa patrie, c’est plus modestement accepter de ne pas satisfaire ceux de mes intérêts qui mettent en péril le bien commun, cad les intérêts communs que nous partageons tous en tant que citoyens d’une république.
Si l’on adopte cette conception de la vertu civique, on voit immédiatement en quoi elle n’est pas en elle-même incompatible avec l’individualisme des droits. Au contraire, il y a même un sens à dire qu’être vertueux, c’est précisément soutenir les institutions qui favorisent et protègent les droits communs dont jouissent tous les individus. De même, la corruption peut dès lors être interprétée non pas comme la violation d’une morale austère, mais comme la violation des lois communes qui détruit l’égalité nécessaire à la liberté.
Voici donc comment on peut interpréter la citoyenneté républicaine de manière à la rendre compatible avec les droits individuels.
- : on a donc vu qu’en dépit des arguments qui tendent à rendre droits individuels et citoyenneté républicaine incompatibles, il y a de bonnes raisons de penser que ces notions peuvent être articulées sans contradiction.
Malgré ces bonnes raisons, cependant, il faut reconnaître que la thèse de la compatibilité a été radicalement mise en cause, dans des termes qui ont eu un immense succès. Et la force de cette mise en cause tient probablement au fait qu’elle a été formulée dans le langage de la liberté.
III. Liberté des anciens / liberté des modernes. Une distinction pertinente ?
Dans le contexte de la France post-révolutionnaire, Benjamin Constant distingue nettement deux formes de liberté :
La liberté des anciens, qui a inspiré les révolutionnaires et a perverti la cause émancipatrice de la Révolution dans la politique liberticide de la Terreur :
« la liberté des anciens consistait à exercer collectivement mais directement, plusieurs parties de la souveraineté tout entière, à délibérer sur la place publique [de toutes les affaires communes] […] Mais en même temps que c’était là ce que les anciens nommaient liberté, ils admettaient, comme compatible avec celle liberté collective, l’assujettissement complet de l’individu à l’autorité de l’ensemble […] Toutes les actions privées sont soumises à une surveillance sévère. Rien n’est accordé à l’indépendance individuelle », B. Constant De la liberté des anciens comparée à celle des modernes (1819), in Ecrits politiques, Folio, p. 594-5.
Au contraire, la liberté des Modernes est selon Constant un ensemble de droits individuels :
« pour chacun le droit de n’être soumis qu’aux lois, de ne pouvoir ni être arrêté, ni détenu, ni mis à mort, ni maltraité d’aucune manière […] C’est pour chacun le droit de dire son opinion, de choisir son industrie et de l’exercer ; de disposer de sa propriété, d’en abuser même ; d’aller, de venir, sans en obtenir la permission […] le droit de se réunir » etc. B. Constant De la liberté des anciens comparée à celle des modernes (1819), in Ecrits politiques, Folio, p. 593.
Reformulation par un historien des idées, Isaiah Berlin, dans le contexte de la Guerre froide, dans un article intitulé « Deux concepts de la liberté » (1958), traduit dans Eloge de la liberté. Ce que Constant appelle la liberté des Anciens, Berlin l’appelle la « liberté positive » : la liberté se définit positivement par le type d’action que j’accomplis :
Liberté positive : « le sens ‘positif’ du mot liberté découle du désir d’un individu d’être son maître », I. Berlin, Deux concepts de la liberté, tr. Fr. p. 179.
On voit ainsi le lien entre liberté, autonomie, et maîtrise collective du destin d’une société. Par contraste :
La liberté négative, elle, est strictement individuelle et se définit, tout simplement, par l’absence d’interférence : « je suis libre dans la mesure où personne ne vient gêner mon action ». I. Berlin, Deux concepts de la liberté, tr. Fr. p. 171.
Objectif commun de Constant et de Berlin : montrer que concevoir la liberté à la manière des Anciens, cad définir la liberté par la participation politique active (par l’exercice de l’autonomie politique), c’est mettre en danger le sens proprement moderne de la liberté, cad la protection des droits individuels à l’existence privée
En effet, si la liberté moderne suppose la protection d’une sphère privée où l’individu peut mener à l’abri des lois le type d’existence de son choix, la liberté des Anciens repose au contraire sur l’idée que les individus doivent être contraints d’adopter la seule forme d’existence digne d’être vécue : celle du citoyen actif par laquelle le peuple se gouverne lui-même collectivement.
Cette distinction entre liberté négative et liberté positive (ou entre liberté des modernes et liberté des anciens) – cette distinction débouche sur un problème, qui a la forme d’un dilemme :
- soit on adopte, avec les Anciens, une conception positive de la liberté, mais alors on ne voit pas comment faire une place à la notion, moderne, de droits individuels ; on ne voit pas davantage au nom de quoi on devrait accepter l’idée que l’être humain n’accomplit son humanité que dans l’activité politique.
- soit on adopte une conception négative de la liberté, mais alors il devient impossible de faire une place au souci du bien commun, puisque toute contrainte apparaît nécessairement comme une limitation de la liberté.
IV. La liberté républicaine
Des historiens et des philosophes ont cherché à sortir de cette impasse, en mettant en évidence l’existence d’une autre manière de concevoir la liberté.
Cette conception se développe dans la tradition républicaine, tradition qui remonte à la Rome antique, se trouve réinvestie à la Renaissance (notamment italienne), puis dans l’Angleterre du XVIIe siècle, et au XVIIIe siècle pendant les deux Révolutions, américaine puis française. (je vous renvoie notamment au petit ouvrage de Quentin Skinner, intitulé Machiavel, publié chez Points Seuil (pour la Renaissance), du même auteur, La liberté avant le libéralisme, Seuil ; pour la version contemporaine de cette conception, voir Philip Pettit, Républicanisme. Une théorie de la liberté et du gouvernement (1997, tr.fr. 2004, Gallimard).
1. Définition : la liberté comme non-domination
Comment la liberté est-elle conçue dans la tradition républicaine ? Il va de soi qu’il y a des nuances selon les auteurs, les époques et les contextes, etc. Mais en dépit de ces différences, il y a un trait commun : la liberté est définie par opposition avec la servitude. Est libre celui ou celle qui n’est pas esclave.
Or, qu’est-ce qu’un esclave ? Selon les termes du droit romain, qui sont constamment utilisés dans toute la tradition républicaine, un esclave est une personne qui est soumise à la volonté de son maître (dominus), ce qui signifie que ce dernier (son maître) peut lui faire à peu près ce qu’il veut ; l’esclave n’a pas de statut juridique propre qui le protège (il est alieno juris – soumis au droit d’autrui) puisqu’il est soumis à la puissance de son maître (in potestate dominorum).
Au contraire, la personne libre est une personne qui n’a pas de maître et n’est donc pas soumise à la volonté arbitraire d’un tiers. La personne libre est protégée par un statut juridique propre (elle est sui juris – dans son propre droit). Parce qu’elle n’est pas dominée comme l’est l’esclave, les historiens et philosophes qui mettent en évidence cette conception parlent de liberté comme non-domination.
2. liberté comme non-domination et bien commun
En quoi précisément cette conception de la liberté peut-elle nous permettre de sortir de l’impasse à laquelle Benjamin Constant et Isaiah Berlin nous ont conduits ?
Pour répondre à cette question, il faut souligner deux caractéristiques de cette notion républicaine de liberté comme non-domination :
D’une part, elle se définit de manière négative, car ce qui la caractérise, c’est bien l’absence de quelque chose (en l’occurrence, la domination, cad la soumission à une volonté arbitraire). Donc avec cette conception de la liberté, on ne rencontre pas le problème que l’on rencontre avec la conception positive de la liberté : identification de la liberté à la participation, et idée qu’il n’y aurait qu’une seule forme d’existence digne de l’être humain (l’existence de citoyen actif). Si on adopte la conception républicaine de la liberté, la question de savoir quelle est la meilleure manière de réaliser son humanité est laissée ouverte.
Mais, d’autre part, quoique définie négativement, la liberté républicaine n’est pas en tension avec le souci du bien commun.
Tout d’abord, la liberté républicaine est pensée dans un contexte social ou intersubjectif : ma liberté se définit par le rapport que j’entretiens avec autrui (en l’occurrence, un rapport d’égalité). On peut même dire que la relation d’égalité avec autrui est constitutive de cette notion de liberté. Je ne peux être libre que dans un rapport d’égalité, donc en présence d’autrui.
Or, qu’est-ce qui assure ce statut d’égalité ? Ce sont les lois (pour autant qu’elles soient justes, c’est-à-dire pour autant qu’elles ne soient pas sources de domination dans la vie des citoyens). Ainsi, là où l’individu moderne, selon Montesquieu, veut être libre contre les lois et considère que ces dernières gênent sa liberté, le partisan de la liberté comme non-domination considère au contraire que les lois créent sa liberté, car c’est précisément l’existence de lois qui garantissent le statut d’égalité qui est indispensable à la liberté.
Une implication importante mérite ici d’être soulignée : lorsque les individus obéissent aux lois justes, ils ne sacrifient pas leur liberté négative, ils la renforcent au contraire. En toute logique, il n’y a donc pas de raison de rechigner à obéir aux lois qui assurent l’égalité. Or, quel concept retrouve-t-on ici ? Rappelez-vous Montesquieu : la vertu politique est « l’amour des lois et de la patrie ». Mais l’amour des lois, ici, loin d’être synonyme de sacrifice de soi, est au contraire le meilleur moyen de protéger sa liberté personnelle.
Donc dans ce cadre, on a bien une articulation cohérente et convaincante entre liberté et vertu, mais le point décisif est la relation entre les deux notions : la vertu civique n’est pas la finalité objective de l’existence proprement humaine, mais seulement le moyen de la liberté. On a donc une conception instrumentale de la vertu civique: pour être libre, il faut être vertueux, cad être disposé à soutenir par son action ce qui garantit ma liberté.
Dès lors qu’on adopte le concept de liberté comme non-domination, on comprend donc bien comment liberté et vertu civique sont intimement liées ; mais qu’en est-il du lien entre cette conception de la liberté et la notion de droits ?
3. Liberté républicaine et droits individuels
La plupart des philosophes qui adoptent cette conception de la liberté républicaine marginalisent très nettement la notion de droits individuels. Leur argument principal est que cette notion de droits individuels appartient à l’univers intellectuel du libéralisme. Or, parce que ces philosophes républicains voient dans le républicanisme un concurrent du libéralisme, ils cherchent, autant qu’ils le peuvent, à se passer du concept de droits. (raison essentiellement stratégique et idéologique)
Mais on peut en réalité contester cette idée selon laquelle les droits seraient un concept étranger à la pensée républicaine. On peut la contester à la fois d’un point de vue historique et d’un strict point de vue conceptuel.
- : on peut en fait montrer qu’un grand nombre d’auteurs républicains des XVIIe et XVIIIe s., notamment, s’appuient de façon essentielle et cohérente sur une certaine conception des droits individuels.
On pourra revenir sur différents exemples dans la discussion, mais je voudrais surtout insister sur l’argument conceptuel.
Il y a en effet un élément conceptuel commun à la liberté comme non-domination et à la notion de droits. Quel est cet élément?
On l’a vu, la liberté comme non-domination suppose de ne pas être exposé à un pouvoir arbitraire d’un tiers, ce qui implique d’être protégé contre d’éventuelles interférences arbitraires, et donc d’avoir la garantie que celui ou celle qui commettrait une telle interférence serait sanctionné par la loi.
Or, qu’est-ce qu’un droit, précisément, si ce n’est une contrainte qui s’exerce sur l’action d’autrui, et qui me protège d’éventuelles interférences ?
Allons plus loin : on vient de voir que supposer que les individus ont des droits, c’est supposer qu’ils sont à l’abri des interférences ou des immixtions arbitraires d’autrui. Mais est-ce que la logique de cet argument ne nous oblige pas à soutenir que les droits doivent être protégés y compris (et même surtout) contre les interférences arbitraires des groupes (et non seulement des individus) : des associations (religieuses, politiques ou autres ; = le droit de sortie d’une communauté religieuse ), des entreprises (le droit de ne pas être licencié arbitrairement).
Mais toujours selon la même logique, est-ce que les droits ne devraient pas être protégés contre la volonté collective de l’assemblée souveraine elle-même ? N’est-ce pas exactement ce que vise la disposition constitutionnelle dont on est parti ?
Or, si cette disposition constitutionnelle protège effectivement les droits individus, elle suppose aussi en même temps de mettre en cause l’idée d’une souveraineté législative, donc l’idée que le peuple, par la voix de ses représentants, se donne à lui-même ses propres lois.
Ainsi, alors que j’ai tenté de montrer les systèmes de valeurs auxquels les droits et la citoyenneté républicaine n’étaient pas nécessairement incompatibles, on retombe ici sur une tension entre ces deux notions. Mais la tension dont il s’agit relève moins des concepts eux-mêmes que la façon de les mettre en œuvre par les institutions.
Pour conclure, je voudrais insister sur ce problème et donc insister sur le fait que le point d’interrogation dans le titre de mon intervention doit être maintenu.
- Problème : droits comme protection conduit à mettre en cause la souveraineté de l’assemblée représentative
Deux possibilités :
Soit on assume l’idée que les droits doivent être protégés par la constitution, mais cela suppose de confier le pouvoir ultime de décider ce qui doit ou non être une loi à une institution qui n’est pas une institution non élective et non représentative (Cour suprême aux EU ; conseil constitutionnel en France). On assume donc ce qu’on appelle le gouvernement des juges : le fait que ce n’est pas l’assemblée des élus du peuple, mais des magistrats non élus qui tranchent en dernière instance les questions liées aux règles qui doivent organiser notre existence commune. Il est vrai que ce système protège les individus des mauvaises décisions que pourraient prendre des assemblées représentatives ; mais cette protection se fait au prix d’une confiscation du pouvoir souverain de s’autogouverner. C’est la position d’un auteur comme Ronald Dworkin, Prendre les droits au sérieux (1977 ; tr.fr. 1995, PUF)
Soit on pense au contraire que ce pouvoir souverain de s’autogouverner via des assemblées représentatives est une condition indispensable de la liberté du peuple et des individus qui le composent. Dès lors, le gouvernement des juges est considéré incompatible avec la démocratie, et les lois souveraines issues du Parlement ne peuvent être remises en cause que par une nouvelle législature. Mais la conséquence est qu’il n’est plus possible de protéger les droits individuels contre les décisions d’une assemblée souveraine. C’est la position d’un philosophe comme Jeremy Waldron, dans un livre dont le titre parle de lui-même : The Dignity of Legislation, 1999.
Il faut donc maintenir le point d’interrogation, car même si on parvient à montrer que les concepts de droits individuels et de citoyenneté républicaine peuvent être articulés l’un à l’autre de façon cohérente pour penser la liberté politique, il est possible qu’une tension réapparaisse dès qu’on cherche précisément à identifier les moyens de donner une réalité institutionnelle à ces valeurs :
• Comment protéger les droits sans les soustraire à la potentielle tyrannie de la majorité ?
• Comment laisser les assemblées représentatives souveraines sans mettre potentiellement en péril les droits ?