Le moi est-il quelqu’un de particulier ?

  Le 4e entretien (« Le moi est-il quelqu’un en particulier ? ») devrait s’intituler Qui a compris le Cogito ? C’est une démonstration de pertinence du fameux linguistic turn défini par Gustav Bergmann et illustré paradigmatiquement par la psychologie de Wittgenstein en un tournant grammatical. Le point de départ de Descombes est que Ricoeur a su grouper Marx, Nietzsche et Freud comme les « maîtres du soupçon », en ce qu’ils « dénoncent le Cogito comme une illusion ». Cela « en invoquant qui le fait de l’histoire, qui le fait de l’inconscient, qui le fait de la vie ». Mais en deça de cette variété, il y a un présupposé commun à ces critiques : « aucune d’elles ne remet en cause le nouveau sens que Descartes donne à ‘penser’ » (97) quand il décrète que « non seulement entendre, vouloir, imaginer, mais aussi sentir » ne sont que différentes façons de « penser »[9]. Toutes ces critiques de Descartes sont par conséquent cartésiennes. La seule critique non-cartésienne du Cogito sera celle qui mettra d’abord le doigt sur le présupposé. Or c’est la critique développée par Wittgenstein quand il dénonce dans le concept même de « pensée », au sens pickwickien que lui donne Descartes (83-4), un effacement de toutes les différences propres à la psyché, par exemple entre des actes comme le jugement, des états comme le sentiment de fatigue, des attitudes comme l’attente, etc. (84-85). Mais pour comprendre le « Je pense » cartésien, il faut évidemment comprendre d’abord ce que Descartes entend par « penser ». Pour y parvenir, il faut voir distinctement toutes les différences dont Descartes a dû faire abstraction pour obtenir son concept. Donc le seul auteur à comprendre le Cogito est Wittgenstein. Alors que « les pensées du soupçon sont plutôt comme des remontrances faites de l’extérieur à la philosophie du Cogito » (98). Mais si, pour critiquer le concept cartésien, il faut d’abord le comprendre, il faut aussi le comprendre sans l’adopter. C’est là qu’intervient le linguistic turn, que Descombes appelle justement « détour linguistique » (84). Là où Descartes voit des « pensées », Wittgenstein parle plus prudemment de verbes psychologiques. Ces verbes ont une grammaire qui comporte d’une part un dénominateur commun et d’autre part des règles différentes selon le verbe. Le dénominateur commun est que les verbes psychologiques ont une grammaire propre à la première personne du singulier au présent. Par exemple il n’y a pas de sens à demander comment quelqu’un sait si la phrase « Je souffre » est vraie quand elle est prononcée par lui, alors que la même question a un sens pour « Il souffre », « Nous souffrons » ou « Je souffrais ». Les règles de grammaire différentes selon la catégorie du verbe font que, par exemple, la question « Pouvez-vous compter plus vite ? » a un sens alors que la question « Pouvez vous espérer plus vite ? » est dénuée de sens. Ainsi le détour par la grammaire des verbes psychologiques permet à la fois de se passer du concept cartésien de pensée, afin d’éviter son caractère hétéroclite, et de dévoiler la véritable hétérogénéité des faits psychiques, oblitérée par l’invention de ce concept.