La philosophie analytique inexportable ?
Dans notre recension du Proust de Vincent Descombes, en 1989, nous indiquions ce qui le distingue dans tout notre paysage philosophique[2]. Descombes est parvenu à pratiquer la philosophie analytique, cette manière de philosopher considérée par beaucoup comme une spécialité « anglo-saxonne » inexportable, en lui donnant de surcroît une touche typique de quelqu’un élevé dans le sérail qui a donné l’existentialisme et le structuralisme. Ce qui rend sa pensée capable de s’aventurer sur les territoires tenus souvent pour chasses gardées de la French theory. Par ailleurs, Descombes a introduit en philosophie, dans ses exemples, une forme de comique dont on ne trouve pas d’autre illustration[3]. Nous laissons ainsi au lecteur le plaisir de découvrir lui-même[4] son exemple du magazine Bonnes Soirées. Mais au-delà de ces singularités propres à toute son œuvre, Descombes a franchi un nouveau seuil dans ses deux derniers livres.
Depuis la Théorie de la Justice de John Rawls et La transfiguration du banal d’Arthur Danto, il est devenu impossible de faire passer la philosophie analytique pour une ratiocination de logiciens. La philosophie analytique affronte la totalité des problèmes philosophiques, de la Métaphysique à l’Esthétique en passant par la Politique. Mais le plus souvent, c’est analytiquement, problème par problème. Depuis Wittgenstein[5], on attendait un nouveau système de philosophie analytique, une pensée capable d’aller, d’un seul mouvement, depuis l’Être jusqu’au Bien et au Juste, pour le moins. Or c’est à cela que parvient Descombes[6], d’abord dans Les embarras de l’identité (NRF, 2013) comme nous le montrons ailleurs[7], puis dans ces Exercices d’humanité. Cela confère une position hors-pair à sa pensée.