2. La destinée politique
Je la limiterai à deux exemples : l’affaire Dreyfus et la Guerre de 14-18 qui nous conduira au thème de la guerre en général.
Sur l’affaire Dreyfus, Proust s’est plus particulièrement intéressé à la question Comment devient-on dreyfusard ? Et cette question, il l’a étudiée sur les Guermantes, en y distinguant deux cas hétérogènes, celui présenté par le duc de Guermantes, d’une part, et d’autre part celui du prince et et de la princesse de Guermantes.
Le duc Basin de Guermantes, « anti-dreyfusard forcené » (II, 739), part soigner sa vessie dans une ville d’eaux. Là il rencontre « trois charmantes dames » dreyfusardes qui rient de son opinion et la tournent en ridicule. On peut donc dire que le duc de Guermantes a été snobé par une triple Hécate. Son retournement thermal est une volte-face, en un mouvement déjà prévu par la chorégraphie des clochers.
Au niveau princier le processus est différent. Le prince (Gilbert) en vient à lire en cachette de sa femme L’Aurore (le journal de Clemenceau qui a publié de J’accuse de Zola) pendant que la princesse (Marie) lit en cachette de son mari ce même journal. Le prince fait dire des messes pour Dreyfus en cachette de sa femme jusqu’au jour où il s’aperçoit que sa femme fait dire des messes pour Dreyfus elle aussi, en cachette de son mari. Or nous avons vu que la chorégraphie des clochers, entre autres aptitudes, est apte à représenter la manière dont la réalité révèle où masque la vérité à son propos. Parmi les contorsions d’opinion que l’Affaire Dreyfus a produites, nous voyons en particulier ici comment la révélations d’une vérité peut conduire à en cacher une autre comme un clocher peut en cacher un autre.
Pour ce qui est de la guerre, elle apparaît chez Proust à deux niveaux théoriques hétérogènes :
On sait que Proust a d’abord écrit le commencement et la fin de son roman. C’est donc aussi un « roman-accordéon », entre les extrêmités duquel il a pu ensuite interposer ad libitum des épisodes en supplément de ceux qu’il avait initialement prévus. Et c’est ainsi que la guerre de 14-18 s’est invitée dans A la Recherche du Temps perdu. Dans son traitement de ce sujet l’un des procédés les plus caractéristiques est le suivant :
Combray qui (en tant que transposition d’Illiers) se situe au sud-ouest de Chartres est transporté par Proust sur le front, pour devenir un village que les Allemands et les Français se sont partagé « pendant un an et demi ». C’est Gilberte qui l’apprend au Narrateur :
Le petit chemin que vous aimiez tant, que nous appelions le raidillon aux aubépines et où vous prétendez que vous êtes tombé dans votre enfance amoureux de moi, alors que je vous assure en toute vérité que c’était moi qui étais amoureuse de vous, je ne peux pas vous dire l’importance qu’il a prise. L’immense champ de blé auquel il aboutit, c’est la fameuse cote 307 dont vous avez dû voir le nom revenir si souvent dans les communiqués. [III, 756].
Nous voyons ici la destinée individuelle se fondre dans la destinée collective. Mais les deux sont commandés par la chorégraphie proustienne : Gilberte échange les rôles amoureux comme les clochers intervertissent leurs positions ; et le raidillon de Tansonville est promu « cote 307 » comme un symbole peut passer du registre des clochers, par exemple, au registre des fleurs ou des oiseaux. La chorégraphie des clochers détermine donc aussi la manière dont les destinées individuelles sont prises dans le Destin collectif.
Et vous l’aurez compris : si Combray peut être transporté sur le front des tranchées, alors Martinville peut être transportée à Caen (& vice-versa).
Par ailleurs, avant même d’avoir à mettre la guerre de 14-18 dans son roman, Proust y avait d’abord traité de la Guerre en général, envisagée dans l’Histoire universelle (p. ex. sur le cas de la Bataille de Cannes), lors de ses mystérieuses conversations militaires avec Saint-Loup en garnison à Doncières.
Alors que la destinée amoureuse est représentée par Proust à partir de la Géométrie des sections coniques, la destinée belligérante relève selon lui d’une sorte d’Algèbre :
II 79 l’histoire militaire est traitée comme… une espèce d’algèbre… d’une beauté tour à tour inductive et déductive
Beauté inductive car
II 109 les plus petits faits, les plus petits événements, ne sont que les signes d’une idée qu’il faut dégager et qui souvent en recouvre d’autres comme un palimpseste
Ce qui permet (II 114) de « voir sous une bataille moderne une plus ancienne ».
Beauté déductive aussi, une fois les lois dégagées :
II 113 le long des montagnes, dans un système de vallées, sur telles plaines, c’est presque avec le caractère de nécessité et de beauté grandiose des avalanches que tu peux prédire la marche des armées
De telle sorte que
II 117 leur rôle sera… analogue à celui de telle autre unité dans telle autre bataille, et seront cités dans l’histoire comme des exemples interchangeables
Et finalement, selon Proust, qu’il s’agisse de nos destinées amoureuses où du destin collectif de la guerre, les lois sont les mêmes :
III 982-3 la guerre… se vit comme un amour, pourrait être racontée comme un roman… parce que la guerre n’est pas stratégique
A supposer que la guerre soit scientifique, encore faudrait-il la peindre comme Elstir peignait la mer, par l’autre sens, et partir des illusions, des croyances qu’on rectifie peu à peu, comme Dostoïevsky raconterait une vie…
Or ce jeu des illusions et de la réalité, de la dissimulation et de la révélation, nous l’avons vu, est mimé d’avance par la chorégraphie des clochers. Par conséquent nous retrouvons de nouveau ici la fonction architectonique et généalogique de ce que Proust a compris en regardant les clochers de Caen se mouvoir dans la plaine du soir.
Le tout avec une portée géopolotique. Proust évoque en effet le
sentiment de l’Infini sur la rive occidentale du lac Victoria… [I, 453]