Premier moment :
Seuls, s’élevant du niveau uniforme de la plaine et comme perdus en rase campagne, montaient vers le ciel les deux clochers de Saint-Etienne. Bientôt nous en vîmes trois, le clocher de Saint-Pierre les avait rejoints. Rapprochés en une triple aiguille montagneuse, ils apparaissaient comme, souvent dans Turner, le monastère ou le manoir qui, au milieu de l’immense paysage de ciel, de végétation et d’eau, tient aussi peu de place, semble aussi épisodique et momentané, que l’arc-en-ciel, la lumière de cinq heures du soir, et la petite paysanne qui, au premier plan, trotte sur le chemin avec ses paniers. Les minutes passaient, nous allions vite et pourtant les trois clochers étaient toujours seuls devant nous, comme des oiseaux posés sur la plaine, immobiles, et qu’on distingue au soleil. Puis, l’éloignement se déchirant comme une brume qui dévoile complète et dans ses détails une forme invisible l’instant d’avant, les tours de la Trinité apparurent, ou plutôt une seule tour, tant elle cachait exactement l’autre derrière elle. Mais elle s’écarta, l’autre s’avança, et toutes deux s’alignèrent. Enfin, un clocher retardataire (celui de Saint-Sauveur, je suppose) vint, par une volte hardie, se placer en face d’elles.
Second moment :
J’avais demandé au mécanicien de m’arrêter un instant devant les clochers de Saint-Etienne.
Enfin, troisième moment, qui se révélera aussi le plus important :
nous avions déjà quitté Caen depuis longtemps, et la ville, après nous avoir accompagnés quelques secondes, avait disparu, que, restés seuls à l’horizon à nous regarder fuir, les deux clochers de Saint-Etienne et le clocher de Saint-Pierre agitaient encore en signe d’adieu leurs cimes ensoleillées. Parfois, l’un s’effaçait pour que les deux autres pussent nous apercevoir ; bientôt, je n’en vis plus que deux. Puis ils virèrent une dernière fois comme deux pivots d’or, et disparurent à mes yeux. Bien souvent depuis, passant au soleil couché dans la plaine de Caen, je les ai revus, parfois de très loin et qui n’étaient que comme deux fleurs peintes sur le ciel, au dessus de la ligne basse des champs ; parfois un peu plus près et déjà rattrapés par le clocher de Saint-Pierre, semblables aux trois jeunes filles d’une légende abandonnées dans une solitude où commençait à tomber l’obscurité ; et tandis que je m’éloignais je les voyais timidement chercher leur chemin et, après quelques gauches essais et trébuchements maladroits de leurs nobles silhouettes, se serrer les uns contre les autres, glisser l’un derrière l’autre, ne plus faire sur le ciel encore rose qu’une seule forme noire délicieuse et résignée et s’effacer dans la nuit.