C’est ce que nous résumerons comme la Chorégraphie des Clochers de Caen.
Les lecteurs de Proust auront reconnu ici, sous une forme anticipée, l’un de ce qu’on appelle à juste titre les « moments magiques » de la Recherche du temps perdu, à savoir l’épisode des clochers de Martinville. Et c’est un fil d’Ariane qui nous est ainsi tendu dans le labyrinthe proustien. Mais ce qu’il faut immédiatement ajouter, c’est ce que l’on découvre toujours aujourd’hui en empruntant le périphérique Nord de Caen dans le sens Est-Ouest au moment où l’on passe le viaduc de Calix. Alors, en regardant sur votre gauche vous verrez au fond du paysage les deux flèches de Saint-Etienne, au centre la flèche de Saint-Pierre, et, plus près de vous, les deux tours de la Trinité. Puis, en continuant simplement à rouler, vous observerez que les trois édifices vont progressivement se rapprocher dans le paysage pour finalement s’aligner sur une seule droite en se masquant partiellement. Autrement dit, la chorégraphie des clochers de Caen dans le récit proustien est toujours visible sur le site caennais d’aujourd’hui.
Toutefois ce n’est là que l’un des deux bouts de la chaîne que nous devons tenter de tenir.
L’autre bout de la chaîne se trouve dans une enquête de Raymond Queneau publiée sous le titre Pour une bibliothèque idéale en 1956. La question y était : « Quels sont les 100 livres que vous emporteriez sur une île déserte ? ». Cette question était posée à une soixantaine d’écrivains, aussi divers que Paul Claudel, Henry Miller, Gaston Bachelard et Jean Paulhan. D’où un classement final (que l’on pourrait dire « classement de Queneau ») où les trois premiers livres choisis étaient dans l’ordre : le théâtre de Shakespeare, la Bible, et A la Recherche du Temps perdu. (A titre de comparaison l’Odyssée ne se trouvait qu’à la 27e place l’Iliade à la 54e). Le classement de Queneau nous donne une idée de ce qu’est la stature de Proust dans la littérature universelle.
La place de Proust dans la bibliothèque idéale de Queneau prouve l’Universalité de Proust. Cette universalité reçoit d’ailleurs un sceau biblique. C’est le rôle que jouent, au-delà des lieux comme Combray, Balbec ou Paris, les villes bibliques de Sodome & Gomorrhe.
Si nous réunissons les deux bouts de la chaîne ainsi définis, nous arrivons à l’observation suivante :
Le roman dont une des origines se trouve dans les clochers de Caen s’impose comme le classique de la modernité, rejoignant parmi les classiques de toujours la Bible et Shakespeare, en devançant Homère.
Et maintenant il nous incombe de dévoiler ce qui se trouve entre les deux bouts de cette chaîne : Comment le récit esquissé à propos des clochers de Caen a-t-il donné le classique de la modernité ? De surcroît : Quelles sont les leçons à en tirer dans notre situation ?
Afin de répondre à ces questions, il nous faut d’abord nous demander ce que sont devenus les clochers de Caen dans A la Recherche du Temps perdu. Or la réponse est, en apparence au moins, relativement simple : les clochers ont simplement changé de lieu. Ils sont devenus (dès le début du roman) les Clochers de Martinville [I, 179-182][2]. Les deux clochers de Saint-Etienne et le clocher de Saint-Pierre sont remplacés respectivement par les deux clochers de Martinville et le clocher de Vieuxvicq. Mais pour le reste, il est inutile de lire en entier la nouvelle version. Il suffira de considérer l’extrait suivant :
un peu plus tard, comme nous étions déjà près de Combray, le soleil étant maintenant couché, je les aperçus une dernière fois de très loin, qui n’étaient plus que comme trois fleurs peintes sur le ciel au dessus de la ligne basse des champs. Ils me faisaient penser aux trois jeunes filles d’une légende, abandonnées dans une solitude où tombait déjà l’obscurité ; et tandis que nous nous éloignions au galop, je les vis timidement chercher leur chemin et, après quelques gauches trébuchements de leurs nobles silhouettes, se serrer les uns contre les autres, glisser l’un derrière l’autre, ne plus faire sur le ciel encore rose qu’une seule forme noire, charmante et résignée, et s’effacer dans la nuit.
Comme on le voit, les clochers de Martinville accomplissent la même chorégraphie que les clochers de Caen.
Le lecteur l’aura compris : les clochers de Martinville sont simplement une transposition des clochers de Caen. Mais pourquoi cette transposition ? Que viennent faire trois clochers dans une « Recherche du Temps perdu » ?
A cette question, la réponse est donnée d’abord par Proust lui-même dans ce qui se passe juste après la rencontre des clochers. D’abord le narrateur écrit la nouvelle version du texte de 1907, de sorte qu’il se sent « parfaitement débarassé de ces clochers et de ce qu’ils cachaient derrière eux ». Et il ajoute :
Comme si j’avais été… une poule et si je venais de pondre un œuf, je me mis à chanter à tue-tête.
Pourquoi le narrateur, après avoir narré la rencontre des clochers de Martinville, se met-il à chanter comme une poule qui a pondu son œuf ? L’analogie est limpide : le récit de 1907 est l’œuf dont va sortir A la Recherche du Temps perdu – jusqu’au Temps retrouvé. « Les clochers de Caen » contiennent, comme on dit, ab ovo (dans l’œuf) A la Recherche du Temps perdu.
Mais comment est-il possible de retrouver le Temps perdu ? Pour parvenir à une telle retrouvaille il faut d’abord avoir découvert autre chose :