Il faut avoir découvert comment se tisse une destinée. Ni plus ni moins. Et cela est condensé dans la chorégraphie des clochers. La chorégraphie des clochers de Caen a révélé à Proust comment se tisse une destinée, autrement dit la Loi de l’Evénement. C’est ce que Proust expose à l’occasion d’un commentaire de Tolstoï :
Chaque trait, dit d’observation, est simplement le revêtement, la preuve, l’exemple d’une loi dégagée par le romancier, loi rationnelle ou irrationnelle. Et l’impression de puissance et de vie vient précisément de ce que ce n’est pas observé, mais que chaque geste, chaque parole, chaque action n’étant que la signification d’une loi, on se sent se mouvoir au sein d’une multitude de lois. Seulement comme la vérité de ces lois est connue par Tolstoï par l’autorité intérieure qu’elles ont eue sur sa pensée, il y en a qui restent inexplicables pour nous. [CSB 658, s.d.][3]
Or la chorégraphie des clochers joue aussi une sorte de jeu de cache-cache, ou plus plus exactement de dissimulation et dévoilement. La chorégraphie des clochers proustiens met en scène la manière dont la Réalité dévoile sa vérité – ou la dissimule.
Mais comment passer de la destinée à un roman de la destinée ? Comment la simple allégorie de trois clochers figurant trois jeunes filles peut-elle donner un roman de 3000 pages ? La solution est donnée par Proust en deux temps, d’abord à l’échelle de la phrase proustienne, puis à l’échelle du roman tout entier.
Au niveau de la phrase Proust nous dit :
ce qui était caché derrière les clochers de Martinville devait être quelque chose d’analogue à une jolie phrase [I, 181]
Au niveau du récit entier, c’est là que les clochers de Martinville vont s’articuler à la réminiscence de la tasse de thé. Elle sera immédiatement relayée par une autre métaphore célèbre de Proust, métaphore qui a valeur de modèle, à savoir le modèle de l’Origami sur le quel se termine l’épisode de la tasse de thé :
comme dans ce jeu où les Japonais s’amusent à tremper dans un bol de porcelaine rempli d’eau, de petits morceaux de papier jusque-là indistincts qui, à peine y sont-ils plongés, s’étirent, se contournent, se colorent, se différencient, deviennent des fleurs, des maisons, des personnages consistants et reconnaissables, de même maintenant toutes les fleurs de notre jardin et celles du parc de M. Swann, et les nymphéas de la Vivonne, et les bonnes gens du village et leurs petits logis et l’église et tout Combray et ses environs, tout cela qui prend forme et solidité, est sorti, ville et jardins, de ma tasse de thé. [I, 47-8]
Le bol de porcelaine, c’est la tête de Proust. Plongez-y (en lieu et place d’une sachet de thé) le triptyque des clochers de Martinville, et vous obtenez A la Recherche du Temps perdu. Les clochers de Martinville vont permettre de déplier indéfiniment ce qui était plié dans la mémoire proustienne.
Ce soir, cependant, nous devrons choisir. Nous devrons laisser de côté la construction de la phrase proustienne[4], pour pouvoir nous concentrer sur la construction du roman. Et cette construction elle-même va se déployer sur deux plans principaux. Proust va nous faire pénétrer dans la machinerie où se tissent, d’une part, les destinée individuelles ou personnelles et aussi, d’autre part, La destinée collective ou politique (au niveau géopolitique).