Romantisme et infini
Deux langages merveilleux
« Je connais deux langages merveilleux par lesquels [le Créateur a permis aux hommes de] saisir et [de] comprendre les choses célestes dans toute leur puissance, dans la mesure où c'est possible à des créatures mortelles. Ils pénètrent notre intériorité par de tout autres voies que celle des mots; ils émeuvent d'un seul coup, et de merveilleuse manière, notre être entier et s'immiscent en chaque nerf, en chaque goutte de sang qui nous appartient. Je veux dire : la nature et l'art. » Wackenroder Effusions de coeur d'un moine ami des arts (1797) cité in La forme poétique du monde p. 546
Présence de l'infini dans le fini
- Au coeur de la philosophie de la nature romantique il y a l'affirmation, mieux l'expérience, que la nature manifeste le divin, c'est à dire l'absolu ou encore l'infini. « Toutes choses, dans notre univers sensible, ont une signification symbolique, sont le reflet à moitié lumineux, à moitié obscur encore de la réalité suprême » comme l'écrit Albert Béguin op cit p.93
- « Une belle vallée fermée par des rochers aux formes inquiétantes, ou une rivière calme, où se reflètent des arbres penchés, ou encore une prairie verte et riante ensoleillée par le ciel bleu, ah! ces choses ont agité au fond de mon coeur plus d'émotions merveilleuses, ont empli mon esprit de la toute puissance et de la toute bonté de Dieu avec plus de profondeur, et ont purifié et élevé toute mon âme bien plus que le langage des mots ne pourra jamais le faire. La nature éternellement vivante et infinie nous élève à travers les vastes espaces directement vers la divinité. » écrit WH Wackenroder
- C'est dans cette perspective que doivent être regardés de très nombreuses oeuvres de Friedrich, dont ce
Paysage de rivière de montagne au clair de lune (1830/5)
- C'est d'une expérience mystique que témoigne P.O. Runge : « Quand le ciel au dessus de moi fourmille d'étoiles innombrables, quand le vent siffle de par le vaste espace, que la vague se brise en grondant dans l'immense nuit, que le ciel rougeoie au dessus de la forêt, que le soleil illumine le monde, je me précipite dans l'herbe parmi les gouttes de rosée scintillantes. Chaque feuille et chaque brin grouille de vie, la terre vit et s'anime sous moi, tout résonne dans un accord harmonieux, mon âme exulte alors puissamment et plane alentour dans l'espace infini. Il n'y a plus rien en dessous et plus rien au dessus, plus de temps, plus de commencement ni de fin, j'entends et je ressens l'Ode vivante de Dieu qui tient et porte le monde, Dieu en qui tout vit et agit. » Lettre à Daniel Runge Dresde 9 mars 1802 (cité dans La Forme Poétique du monde pp.585-6)
- Pour les penseurs du romantisme l'homme n'est pas limité à la connaissance des phénomènes; il peut connaître l'absolu. C'est ce dont témoigne en particulier leur expérience de la nature : le sentiment de l'infini que l'homme y éprouve est une expérience de l'Absolu.
- C'est ce sentiment qui pour les romantiques constitue la vérité de la religion (« La religion se définit comme sentiment, intuition de l'infini » écrit Schleiermacher dans le Discours sur la religion), avec tous les décentrements que cela implique des textes et institutions vers la nature et la religion naturelle. Les choses finies expriment l'Infini .
- À Carus, Friedrich confia un jour que la singulière concentration de la lumière, qui frappe dans tous ses tableaux, lui était apparue d'abord dans un rêve nocturne, avant qu'il pût la découvrir dans la nature.
- À côté du rêve nocturne, il y a le rêve éveillé qui permet de passer du réel prosaïque à une réalité surnaturelle. Des textes comme Le roi des Aulnes, Marguerite au rouet de Goethe sont des rêves éveillés
Gretchen am SpinnradMeine ruh ist hin Wo ich inh nicht hab Mein armer kopf Meine ruh ist hin
Sein hoher gang Und seiner rede
Und kussen ihn
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Marguerite au RouetLe repos m'a fui Lorsqu'il n'est pas auprès de moi Ma pauvre tête Le repos m'a fui
Sa fière allure Et ses paroles
Et l'embrasser
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Remarque : une délicate esquisse de Ary Scheffer au Musée des Beaux Arts de Caen manifeste avec évidence Marguerite rêvant éveillée.
- "Le génie existe dans les moments où la toute puissance de la nature inconsciente, où les profondeurs nocturnes et inaccessibles de l'existence sont dévoilées et révélées à l'état de veille. L'inspiration unit la plénitude de la vie et la clarté du jour, le mystère de l'inconscient et la règle de la conscience." (Steffens) cité par Albert Béguin op. cit.p.105
- « Que sert de parcourir péniblement le trouble monde des choses visibles? Un monde plus pur est en nous, au fond de cette source. Ici se manifeste le véritable sens de l'immense, multicolore et complexe spectacle, et si, les yeux encore pleins de ce même spectacle, nous pénétrons dans la Nature, tout nous y paraît familier et nous reconnaissons chaque objet. » (Novalis : Les disciples à Saïs) cité in La forme poétique du monde pp.44-5
- "Clos ton oeil physique afin de voir d'abord ton tableau avec l'oeil de l'esprit. Ensuite, fais monter au jour ce que tu as vu dans ta nuit, afin que son action s'exerce en retour sur d'autres êtres, de l'extérieur vers l'intérieur." Friedrich 1830 cité in La forme poétique du monde p.169
« L'art est le moyen d'expression de l'infini. » Schleiermacher (Discours sur la religion)
Les oeuvres d'art sont envisagées par les romantiques comme ayant pour finalité d'exprimer l'infini qui habite le fini. Par suite, par essence elles sont symboliques, au sens où un signifiant symbolique donne accès mais de façon non transparente au signifié à la nature duquel il participe. C'est le fait d'être tous deux symboliques au sens fort du terme qui unit la nature et l'art, ces deux langages merveilleux rapprochés par Wackenroder.
Le paysage en peinture ou l'accès à l'infini
- C'est parce que le paysage exprime le passage du fini à l'infini, ouvre l'homme à l'univers que, les hiérarchies antérieures étant bouleversées, il est promu par les peintres romantiques au rang le plus élevé des sujets.
- Chez Caspar David Friedrich « le paysage n'est jamais une unité refermée sur elle-même, mais comme une allusion à d'immenses espaces au delà de ceux qui sont saisis par le peintre. Souvent, un promeneur solitaire, dont on aperçoit rarement le visage, mais dont toute l'attitude pensive et pieuse, indique vers quels horizons la méditation humaine peut être entraînée à la vue de ces ciels, de ces arbres et de ces océans.(...) Ses paysages imposent une fuite de l'esprit au delà de ce que voient les yeux. » Albert Béguin op cit p 168
Moine devant la mer 1809 110 x 172 cm Nationalgalerie, Berlin
« L'infini seul est l'objet de la musique » (ETA Hoffmann)
- Dans une page célèbre où Hoffmann rend compte, à sa création, de la cinquième symphonie de Beethoven, c'est par l'infini qu'il caractérise l'art romantique et la musique romantique :
« La musique est le plus romantique de tous les arts, on pourrait presque dire le seul art véritablement romantique; car l’infini seul est son objet.(...)
Mozart et Haydn sont les premiers à nous montrer l'art dans toute sa gloire; mais celui qui l'y contempla avec amour, et pénétra dans ses profondeurs dernières c’est Beethoven !
Dans [la musique] de Haydn
Haydn symphonie 87 premier mouvement dirigé par Antal Dorati (début écouté lors de la conférence)
ce qui domine, c'est l'expression de la sérénité enfantine. Ses symphonies nous conduisent en une plaine couverte, à perte de vue, de frais bocages, peuplée d'une foule joyeuse et bigarrée d'êtres heureux. C'est une vie toute d'amour, toute de félicité, comme avant la chute, dans une jeunesse éternelle. Point de souffrance, point de douleur.
C'est aux abîmes du royaume. mystérieux que nous mène Mozart
Mozart symphonie n° 39 1er mouvement dirigé par K Bohm (début)
La crainte nous saisit mais une crainte sans tortures qui est plutôt le pressentiment de l'infini. L'amour et la mélancolie chantent dans les voix gracieuses des esprits ; la nuit s’envole dans un embrasement pourpre ; obéissant à un appel ineffable, nous nous élançons vers les apparitions qui flottent dans les nuages à travers l'éternelle ronde des sphères et, par des signes amicaux nous invitent à les rejoindre. (Voir la Symphonie en mi bémol majeur, connue sous le nom de Chant du cygne.)
La musique de Beethoven fait jouer les ressorts de la peur, de l'effroi, de la terreur de la souffrance, et éveille précisément cette aspiration infinie qui est l’essence du romantisme. Des rayons éclatants traversent la profonde nuit de ce royaume; des ombres gigantesques volent, vont et viennent, nous serrent de plus en plus étroitement, et nous anéantissent. Au sein de cette souffrance, qui absorbe en soi, sans les détruire, amour, espérance et joie, nous pensons éclater, sous l'accord de toutes les voix des passions —mais nous continuons a vivre, visionnaires extasiés.
Parmi les œuvres instrumentales de Beethoven, il n'en est point, peut-être, qui confirme mieux tout ceci que la Symphonie en ut mineur
Beethoven symphonie n°5 1er mouvement dirigé par L Bernstein (début écouté lors de la conférence)
en son incomparable magnificence et sa profonde signification. Cette merveilleuse composition entraîne l'auditeur dans les espaces infinis, en une ascension de plus en plus rapide et irrésistible! »
Extrait de E.T.A. Hoffmann La musique instrumentale de Beethoven in Romantiques Allemands I (Pléïade)
- Pour moi Hoffmann ici romantise la musique de Mozart, Haydn et Beethoven, tout comme Schlegel a romantisé les édifices gothiques (cf introduction)