LA PRISONNIERE Introduction d’Eliane Davy aux pages lues par elle à la huitième séance

On se rappelle les cris des marchands ambulants qu’on a entendus la semaine dernière, leurs cantilènes dignes d’une ouverture d’opéra…. On se rappelle aussi Albertine sous le charme gourmand de toutes ces nourritures proclamées, impatiente d’arriver à la saison des haricots verts et du chasselas de Fontainebleau. Mais Albertine la gourmande, la sensuelle aime aussi les glaces. Et elle sait le dire.
Une langue purement littéraire et poétique sort de sa bouche pour décrire la chatoyante-irrésistible délectation des sorbets quand ils fondent dans sa gorge brûlante.
Nous avons affaire là à un autopastiche de l’écrivain Marcel Proust. Celui-ci en quelque sorte s’imite lui-même dans le monologue d’Albertine. Proust a pratiqué le pastiche, et certains d’entre eux furent publiés en 1908 par le Figaro.

« Ecrire comme, écrire à la manière de… » est une pratique ( courante à l’époque) qui relève à la fois de la critique, de l’appréciation stylistique et du ressenti de celui qui pastiche sur telle œuvre, telle technique employée par tel écrivain. Proust nous dit ceci : « Dès que je lisais un auteur, je distinguais bien vite sous les paroles l’air de la chanson. » Flaubert, Balzac, St Simon, Michelet sont des écrivains que Proust a lus et relus, pour lesquels il avait une grande admiration et dont il devait se libérer. C’est comme s’il lui avait fallu écrire comme Balzac ou comme Flaubert pour parvenir à écrire comme Proust : « Pour ce qui concerne l’intoxication flaubertienne, nous dit encore Proust, je ne saurais trop recommander aux écrivains la vertu purgative, exorcisante du pastiche. » Il dira aussi : « Le tout était surtout pour moi affaire d’hygiène…. Je fais ouvertement du Michelet ou du Goncourt pour redescendre à ne plus être que Marcel Proust quand j’écris mes romans. »

La confection des pastiches des grands auteurs ( finalement publiés en un ouvrage rassemblant pastiches et autres textes en 1919 sous le titre Pastiches et mélanges,) tient une place décisive comme recherche et mise au point d’une écriture propre. Proust trouve son style, sa voix dans le courant de l’année 1908, et vers la fin de cette année là il démarre l’entreprise du Contre Sainte-Beuve. De l’imitation, il passe à de véritables créations, par exemple l’invention des personnages de La Recherche. Pour ceux qui ne verraient dans cette œuvre qu’un roman à clefs, nous pourrions leur dire que Charlus dépasse de très loin Montesquiou ( qui fut l’un des modèles sinon le modèle du Baron), que Charlus serait plutôt la version originale quand Montesquiou en serait simplement une copie.

Les pastiches de 1908 annoncent donc La Recherche par l’écriture du Contre Sainte-Beuve dont je disais la semaine dernière que cet essai était la matrice de La Recherche, les fondations de l’œuvre. C’est un manuscrit de 700 pages à l’écriture fragmentaire, dispersée et répétitive, avec cependant des regroupements, des réseaux de correspondances où déjà se trouvent la rencontre de jeunes filles en fleurs, le coucher de Combray, le séjour à Balbec ( qui s’appelait Querqueville), la poésie des noms, la description de Venise, les deux côtés de Méséglise et de Guermantes ( Guermantes qui s’appelait Villebon) et bien sûr un volet critique à partir de la méthode Sainte-Beuve ( lequel confond le moi social de l’écrivain avec son « moi créatif, secret, profond ») et qui débouche sur la réflexion esthétique que l’écrivain développe dans Le temps retrouvé . Donc à la fois un roman et un essai.
Pour les chercheurs, le Contre Sainte-Beuve est en quelque sorte l’atelier de l’écrivain où se sont forgés, constitués les piliers et ogives de la cathédrale proustienne.

Les pastiches annoncent aussi La Recherche d’une autre manière : par la présence d’un certain nombre d’entre eux dans l’œuvre elle même ; par exemple la dissertation scolaire de Gisèle pour le certificat d’étude dans le deuxième livre de A l’ombre des jeunes filles en fleurs, la notice nécrologique concernant la mort de Swann que nous lirons bientôt dans La prisonnière, les articles de journaux sur la mode, sur la guerre et le plus important, le plus long (une dizaine de pages) le pastiche sur le journal inédit de Goncourt qui soulève dans Le temps retrouvé (GF pp 72, 73) le problème de la vérité littéraire : est-ce que la littérature ne révélerait pas de vérité profonde ?

Chaque pastiche présente le monde vu par qui n’est pas Proust et nous percevons l’attitude ironique et critique de l’écrivain en sous-texte en quelque sorte. Le pastiche que nous verrons tout à l’heure, que l’écrivain met dans la bouche d’Albertine, concerne les glaces et il a ceci de particulier que l’ironie est réflexive. C’est du Marcel Proust au second degré, c’est un pastiche de son propre style métaphorique en même temps qu’une évocation indirecte de la sexualité.

Quant à l’amour, c’est un visage, un corps vu de loin et qui est « un peu de ce qui fait l’éternel désir, l’éternel regret de la vie. » (p 237 GF)
Le Narrateur, pendant qu’Albertine est sortie avec Andrée à la matinée du Trocadéro, est à sa fenêtre et observe le manège des petites laitières et crémières jusqu’à ce que Françoise, telle une entremetteuse, lui amène une jeune laitière dans sa chambre. Créature mystérieuse, à la fois par l’inconnu qu’elle porte en elle et parce qu’elle s’inscrit dans un paysage, fût-il celui d’un costume particulier, d’une blouse blanche, d’un tricot rouge et « d’un visage plus rose que le ciel » ( A l’ombre des jeunes filles en fleurs livre 2, p 22).
Mais le charme ne dure pas, l’illusion s’évanouit, l’effraction dans la réalité tue le rêve, tue le désir.
La petite laitière n’est plus que réduite à elle même, tombée « dans le réel immobile », vidée de toute imagination et de tout vertige. Le désir amoureux s’engouffre dans l’écart maximal qui existe entre une femme aperçue et une femme approchée, caressée. C’est dans cet écart, nous dit le Narrateur, qu’il faut chercher « la loi de nos curiosités amoureuses ».


L’objet d’amour qu’est la femme lointaine, la femme qui ne fait que passer ( et nous pensons au poème de Baudelaire A une passante : 

« Un éclair… Puis la nuit !- Fugitive beauté
Dont le regard m’a fait soudainement renaître,
Ne te verrai-je plus que dans l’éternité ? 
Ailleurs, bien loin d’ici ! trop tard ! jamais peut-être !
Car j’ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais
Ô toi que j’eusse aimée, ô toi qui le savais. » ),

cet objet d’amour est constellé de rêves et de désirs tout comme Balbec le fut, comme Guermantes le fut, comme Florence, Venise. Curiosité amoureuse insatiable, toujours déçue mais renaissant sans cesse, voletant d’objet en objet. Jeune fille insolente au bord de la mer, marchande de fruits sérieuse et pulpeuse, duchesse au nez en bec d’oiseau, petite laitière empourprée des reflets du matin… Laitière à l’image de cette grande fille au charme sauvage portant dans ses bras une jarre de lait que le Narrateur croise au petit matin dans une gare en allant la première fois à Balbec… Figures simples et lumineuses, éternisant l’instant et que nous regardons avec passion comme si nous étions devant une peinture, celle de Vermeer peut-être, celle là même qu’on a appelé justement La laitière.

Repères textuels : 
Début : « Ecoutez, je dis que je ne veux plus que les choses... »
Fin : « Le flux de mes angoisses s’échappa à torrents. »

(Pléiade 1989 tome III pp 635-651 Garnier Flammarion, pp 223-240 )

Pour accéder, en ligne, au texte lu, cliquer sur les liens suivants
http://alarecherchedutempsperdu.org/marcelproust/352 §4 ligne 10 
http://alarecherchedutempsperdu.org/marcelproust/353
http://alarecherchedutempsperdu.org/marcelproust/354 §2 ligne 24

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