LA PRISONNIERE Introduction d’Eliane Davy aux pages lues par elle à la septième séance
Dans la lecture de ce soir, nous avons une seconde version du sommeil d’Albertine. Plus courte et légèrement différente de celle qu’on a lue en Juin dernier (dans l’œuvre une quarantaine de pages en amont).
Albertine a ceci d’extraordinaire que sitôt allongée, elle s’endort. Sous le regard du Narrateur et entre ses mains, elle est « une bête qui continue de vivre quelque position qu’on lui donne », tel un corps dormant qui serait plein de lui même, se possédant tout entier, inaccessible à l’autre ; une Albertine jouissant d’elle même. Réduite à cette pure fonction physiologique qu’est la respiration, Albertine rejoint la diaphanéité de l’ange, souffle pur et divin. Son sommeil est aussi à la fois l’écrin d’un monde « merveilleux et magique » d’où « s’élève l’aveu d’un secret qu’on ne comprendra pas » et une possibilité « d’indissoluble attachement » où la tendresse même peut s’échapper d’entre les lèvres de la dormeuse en des paroles familières ; jusqu’au réveil où Albertine semble une nymphe « sortant de son sommeil comme de la nuit sort le matin ».
Le matin que nous raconte le Narrateur est celui d’une scène de la rue parisienne qui rassemble – ô miracle de la fiction- tous les petits métiers ambulants en une « ouverture pour un jour de fête » : opéra populaire dans un quartier aristocratique : le marchand de bigorneaux , le rempailleur de chaise, le chevrier, le vitrier, le marchand d’habits... chacun avec sa modulation personnelle, ses instruments adaptés à la fonction ou à l’imaginaire de la fonction ( trompette, flûte, corne…) Et pour le glorifier, cet opéra populaire, l’écrivain n’en convoque pas moins les opéras Boris Godounov, Pélleas et Mélisande, ainsi que le chant grégorien.
Une autre fonction de la narration de ces thèmes et refrains populaires est de mettre au défi ( ! ) les capacités de la lectrice que je suis, sinon à chanter du moins psalmodier les cantilènes joyeuses et printanières de tous ces marchands à jamais disparus…
Tous ces bruits et ces cris matinaux qui sont comme le symbole de la vie du dehors, rendent d’autant plus précieuse pour le Narrateur la présence calmante de l’être captif dont les incursions dans « la dangereuse vie remuante » sont décidées, mesurées par le geôlier, et par là même ne sont que le « prolongement extérieur de la séquestration ».
A propos de ces bruits du dehors au petit matin, Albertine demande au Narrateur s’ils ne le gênent pas, « lui qui a déjà le sommeil si léger ». A cette question, la réponse sera donnée trois ou quatre pages plus loin. Entre deux, nous avons une longue addition de l’écrivain consacrée au sommeil. Elle fut ajoutée à la main par Proust sur la 3ème dactylographie à partir de laquelle les éditeurs ont plus ou moins établi l’édition définitive. A vrai dire, il y a trois dactylographies, parfois lacunaires entre lesquelles, pour les livres posthumes ( La prisonnière, Albertine disparue, Le temps retrouvé), les éditeurs font de leur mieux pour établir un texte clair et cohérent. Proust a fait un travail de mise au point et de révision intense sur le début de La prisonnière, puis dut abandonner épuisé par la maladie peu de temps avant sa mort.
Nous arrivons bientôt dans notre lecture aux pages des toutes dernières interventions de l’auteur lui même sur son texte.
L’histoire de La Recherche est aussi celle de sa rédaction. Nous sommes, nous lecteurs en face d’un ensemble immense de 3000 pages qui furent d’abord un éparpillement de fragments, de chapitres inachevés (hors Les plaisirs et les jours, Jean Santeuil), ensemble immense dont la matrice est ce qu’on appelle Contre Sainte-Beuve, puis de cahiers qui enserrent peu à peu la structure du roman qu’on a aujourd’hui sous les yeux .
Donc on se rappellera tout à l’heure qu’à la question d’Albertine « cela ne vous gêne pas , tous ces bruits, vous qui avez le sommeil si léger ? », le Narrateur répondra beaucoup plus tard, mais sans hiatus aucun, nous l’entendrons, car après la question d’Albertine, il enchaîne la narration avec « Je l’avais au contraire parfois très profond » qui ouvre le paragraphe du sommeil jusqu’au retour sur les cris des marchands, lequel lui permet de répondre à Albertine.
Concernant toujours la structure de La Recherche, particulièrement la genèse de l’œuvre, nous avons une phrase courte, isolée, qui fait allusion à un article que le Narrateur a envoyé au Figaro, journal que Françoise lui apporte tous les matins.(p 214 GF).
Si nous nous attardons quelque peu sur la genèse de l’œuvre, « l’article du Figaro » est aussi un chapitre du Contre Sainte-Beuve, chapitre dans lequel c’est la mère du Narrateur qui apporte le journal et non Françoise.
L’article envoyé au Figaro auquel le Narrateur fait allusion à 3 reprises (Du côté de Guermantes 2, et 2 fois dans La prisonnière ) souligne la permanente préoccupation de celui-ci quant à sa vocation d’écrivain et son impuissance à faire œuvre.
Dans notre lecture de ce soir, Proust convoquera à nouveau une des pièces de Racine, Esther en jouant de l’analogie entre les héros raciniens, Esther la juive et son époux Assuérus, et Albertine et Marcel.
Esther est aussi le personnage préféré de la mère de Proust et Reynaldo Hann qui fut le compagnon de Proust, a travaillé sur cette pièce, a écrit et composé un chœur qu’il venait chanter certains soirs au piano au domicile des Proust.
Nous aurons aussi une anticipation de la mort d’Albertine. C’est la deuxième . ( La première est à une trentaine de pages en amont ; plus indirecte toutefois, évoquant plutôt la jalousie qui continue ses ravages après la mort de l’être aimé). Le passage actuel nous informe qu’Albertine fait « de la haute voltige à cheval » et cette annonce, à la fois, rend plausible un accident à venir et nous met déjà dans la perspective du prochain livre Albertine disparue lorsque après la mort effective d’Albertine d’un accident de cheval, le Narrateur retrouve la liberté, la solitude, consolation et soulagement. (Après bien sûr avoir traversé toutes les étapes du deuil).
Repères textuels :
Début : « Aussi parfois de tels soirs, j’eus recours... »
Fin : « ...mais j’en ai une envie ! »
(Pléiade 1989 tome III pp 620-635 Garnier Flammarion, pp 207-224 )
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http://alarecherchedutempsperdu.org/marcelproust/351 http://alarecherchedutempsperdu.org/marcelproust/352 §4 ligne 10