LA PRISONNIERE Introduction d’Eliane Davy aux pages lues par elle à la neuvième séance
Le mensonge, nous le savons, fait souffrir l’amoureux à qui l’on ment. Certes. Mais il a aussi une fonction heuristique. Par le chagrin qu’il induit, il rapproche de la connaissance humaine, de la découverte de lois qui régissent les actions et mouvements des individus, des sociétés… Et ces découvertes, si elles ont lieu, qui , mieux que l’artiste, peut les révéler quand bien même « athée moribond, il serait assuré du néant, insoucieux de la gloire, mais usant de ses dernières heures à tâcher de les faire connaître ? ».
Ce travail est celui de toute une vie ; le mener à bien est difficile ; les embûches se dressent sur la route du Narrateur, à commencer par l’oubli : l’oubli des informations qui étaient sûrement précieuses pour mieux démasquer le mensonge. La mémoire manque de vigilance, elle ne peut accueillir tous les moindres faits et gestes du quotidien. Il existe forcément de la perdition, immense, irréparable ; et la jalousie devant ce vide, ce néant en devient une bête furieuse dans l’arène désertée où elle est seule à se débattre… Et pendant ce temps, la vie déambule tel un songe.
Et nous y sommes intégralement baignés comme dans un aquarium qui ne serait fait que de nos croyances. Des croyances qui sont en nous et que nous ne percevons pas mais qui dessinent et sculptent le visage et l’âme de l’autre que nous regardons, que nous aimons peut-être. Ces croyances « ne sont pas plus assimilables à un pur vide que n’est l’air qui nous entoure. » Elles composent autour de nous une atmosphère variable, aussi décisive que la température, la pression barométrique…. Le Narrateur nage paisiblement dans la croyance qu’Albertine sera au Trocadéro sérieuse, docile, fidèle d’autant que le but de la sortie fut arrêté par lui.
Mais la réalité a plus d’un tour dans son sac et elle sort de sa boite à malice une Léa, actrice qui se produit justement au Trocadéro.
Albertine échappe quoiqu’il en soit, quoiqu’il advienne, elle échappe et se multiplie. A la mémoire du Narrateur se présente un kaléidoscope de différentes Albertine, « des séries d’Albertine séparées les unes des autres. »
La jalousie s’affole des postures, des regards d’une Albertine changeante selon qu’elle se sait désirée – ramassée tout entière dans une secrète jouissance, ou qu’elle est désirante – fixe, sombre et tendue vers Gomorrhe.
La captive et la jeune fille en fleurs alternent aussi dans le cœur du Narrateur. L’insolence et la beauté de la jeune femme sur fond d’azur disputent, souveraine, effrontée, le cœur malade du jaloux à celle qui est encagée, si lourde d’ennui et de silence buté.
Au même titre que les séries d’Albertine, il y a une série de faits particuliers ( par exemple : Albertine va rejoindre Léa au Trocadéro ou ses amies…) qui nous arrêtent, nous angoissent et desquels on ne décolle pas. Nous fragmentons notre curiosité ; nous prélevons dans le torrent de la vie tel fait, tel événement qui nous rend anxieux, jaloux ( et la jalousie est un supplice où la tâche est à recommencer sans cesse ) alors qu’il faudrait s’attarder, s’intéresser à ces faits particuliers seulement parce qu’ils portent une signification générale.
Quelle est-elle, cette signification générale ? Le Narrateur ne nous le dit pas. Il fait simplement la remarque dans une incidente, en passant, sans crier gare. Le moment n’est pas venu encore dans l’œuvre de réfléchir à ce sentiment du général. Il sera développé dans ce qui deviendra dans Le temps retrouvé une esthétique de l’art. (TR, p 291 sqq édition GF). Tous les incidents de la vie amoureuse du Narrateur, dans chaque amour, dans chaque souffrance – incidents qui sont autant de manifestations de la vérité qui ne veut pas se dire et se dit pourtant, même en bégayant – tous ces mouvements, si ténus soient-ils ( un regard voilé, un lapsus, une filature…) reproduisent et répètent à des niveaux divers et de manière inconsciente ( avec Gilberte, avec Albertine, avec Odette pour Swann…) une loi qui serait « la loi intelligible de toutes nos amours » (Deleuze. Proust et les signes. p 85 ; TR p 293 éd GF) mais le Narrateur ne le sait pas encore.
Celui que nous entendrons tout à l’heure nous dire « qu’on ne devrait pas s’intéresser aux faits particuliers autrement qu’à cause de leur signification générale » ( La prisonnière p247, éd GF) n’est évidemment pas le même que celui qui enverra Françoise chercher Albertine au Trocadéro. Celui-là est le futur écrivain : « Chaque personne qui nous fait souffrir peut être rattachée par nous à une divinité dont elle n’est qu’un reflet fragmentaire et le dernier degré, divinité (Idée) dont la contemplation nous donne aussitôt de la joie au lieu de la peine que nous avions. Tout l’art de vivre, c’est de nous servir des personnes qui nous font souffrir que comme d’un degré permettant d’accéder à leur forme divine, et de peupler ainsi joyeusement notre vie de divinités. » (TR, p 293 , éd GF).
« Certain accent d’une phrase dite, un mouvement d’épaules, un air de figure apparu à un certain moment…. tous ces signes qui sont quelque chose de renouvelable, de durable ( comme porte-parole d’une loi psychologique ), « c’est le sentiment du général qui, dans l’écrivain futur, choisit lui même ce qui est général et pourra entrer dans l’œuvre d’art. » (TR p 295 ; éd GF). Et dans le mot « général », comme dans le mot « Idée » que l’écrivain ajoute entre parenthèses, nous entendons « essence ».
Pour l’heure nous sommes avec le Narrateur qui souffre.
Il souffre de savoir Albertine peut-être dans les bras de Léa. La violence de sa douleur n’est-elle pas une preuve de son amour pour Albertine ? Pourtant il fait le constat terrible que « cette reprise de sa souffrance ne donnait pas plus de consistance (en lui) à l’image d’Albertine. (….) Je cherchais à parer à ma souffrance sans réaliser pour cela mon amour. » (La prisonnière, p248 , éd GF)
Repères textuels :
Début : «Léa, c’était la comédienne amie... » Fin : « ...puisque je ne sortirais pas seul. »
Plus début : « Parfois dans les heures où elle m’était indifférente… » Fin : « ...en une sorte d’amour amphibie.»
(Pléiade 1989 tome III pp 651-663 plus p 678-79 Garnier Flammarion, pp 240-255 )
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