LA PRISONNIERE Introduction d’Eliane Davy aux pages lues par elle à la cinquième séance
La Prisonnière est un huis-clos entre deux personnages, le narrateur et Albertine, sur cinq à six journées. Nous sommes à Paris dans la chambre de Marcel. Y est convoquée la nature de l'amour qui relie le narrateur à sa captive, l'alchimie d'une vie amoureuse où le soupçon, le mensonge dont se nourrira la jalousie, la séquestration, la surveillance sont les principales substances ; une grande douceur aussi, parfois, entre les deux protagonistes, qui est le baume qui anesthésie l'inquiétude et contient fatalement les germes de la catastrophe.
Nous savons bien, le narrateur nous l'a dit au dernier chapitre de Sodome et Gomorrhe, que la femme est à la fois le poison et le remède. Elle seule peut délivrer la consolation et le repos jusqu'au prochain sursaut d'effroi.
La catastrophe, elle, prend sa source dans l'événement-phare qu'est la scène de Mont Jouvain : lieu de dépravation entre mademoiselle Vinteuil et son amie.
Le thème de la jalousie et de l'impossibilité des rapports amoureux, initié dans Du Côté de chez Swann (particulièrement dans Un Amour de Swann), est développé, analysé, disséqué dans La Prisonnière. Proust, plus que romancier, se fait clinicien. Dans un cahier retrouvé par les éditeurs, il avait écrit que la jalousie « était le chemin de communication privé, secret, ouvert comme une blessure sur la vie des autres ». Moyen de connaissance donc, qui devient instrument de domination, de coercition et n'épargne pas non plus au geôlier toute souffrance. « C'est par la souffrance seule, nous dit-il, que subsistait mon ennuyeux attachement ». (p 119). La souffrance qui, lorsqu'elle disparaît, ne débouche que sur le néant : le néant d'Albertine, le néant du narrateur lui-même. Un néant invivable et qui nous fait souhaiter une action épouvantable de l'être aimé pour à nouveau se sentir enchaîné à lui.
Albertine n'est (presque) plus la jeune fille en fleur du premier séjour à Balbec se profilant sur le bleu de la mer.
Sans le savoir, elle a donné à son futur geôlier le sésame qui ouvrira la porte de la cage (pour l'y enfermer) lorsqu'elle déclare à Balbec, joyeuse et insouciante : « je vous ai parlé d'une amie plus âgée que moi qui m'a servi de mère, de sœur, eh bien c'est justement la meilleure amie de la fille de Vinteuil ». Un changement « essentiel et soudain » dessine alors aux yeux du narrateur une « hideuse Albertine ». Nous nous rappelons qu'il décide alors de repartir à Paris en emmenant avec lui la jeune femme. Peine perdue : « En réalité, nous dit-il, en quittant Balbec, j'avais cru quitter Gomorrhe, en arracher Albertine. Hélas, Gomorrhe était dispersé aux quatre coins du monde » (p 114). Et l'existence du narrateur est dorénavant délimitée par « de grandes lignes » les encerclant tous les deux, lui et sa prisonnière, comme un mur circulaire, qui même, ne cesserait de se reconstruire autour de ses amours futures après Albertine, tel « un ermitage isolé », bâti cette nuit-là à Balbec devant une Albertine soudainement insaisissable. Aussi n'est-il heureux que lorsqu'il parvient à expulser tout mystère de la jeune femme (p 168, 169), Albertine ne reflétant plus alors un monde lointain et ne désirant rien d'autre qu'être un refuge pour le narrateur, un être dénué de regard et de pensées inavouées. Tout comme lorsqu'elle est endormie, elle ne peut plus mentir, elle semble « réfugiée, enclose, résumée dans son corps » ; possédée tout entière, soumise au-delà des espérances du narrateur.
Mais Albertine vivante, vibrante, porte en elle un monde inconnaissable, inaccessible, car quel est le monde plus inconnaissable, plus mystérieux, plus exclusif que celui de Gomorrhe ? « Le rival ici n'était pas semblable à moi, ses armes étaient différentes, je ne pouvais pas lutter sur le même terrain, donner à Albertine les mêmes plaisirs, ni même les concevoir exactement » nous dit le narrateur dans Sodome et Gomorrhe 2 (p 303).
Et hors de tout repos, celui-ci n'a de cesse de déchiffrer les signes, les mensonges que produit cette « terra incognita ». Il se fait apprenti dans la compréhension de langages secrets.
Les mensonges renseignent bien plus que les faits, que la parole directe qui se voudrait « expression rationnelle et analytique de la vérité » (Deleuze, Proust et les signes p 111-112). Les mensonges ne demandent qu'à être traduits, pourvu que l'interprète soit perspicace dans le traitement des données pour les transformer en idées claires (ibidem p 181-188). Malgré qu'il en ait, l'interprète, si doué soit-il, ne rattrapera jamais ces êtres de fuite auxquels même sa jalousie infernale donne des ailes pour les rendre plus beaux, plus attirants, plus nécessaires, plus insupportables. Êtres de fuite, aux visages et aux âmes multiples, palpitants de désirs charnels passés et à venir ...
Repères textuels
Début : « Toute la soirée elle avait pu, pelotonnée espièglement...
Fin : ...sont quittées bientôt par celui-là même qui avait si peur d'être quitté par elles. »
Pléiade 1989 tome III pp 585-601 Garnier Flammarion, p 170-187
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http://alarecherchedutempsperdu.org/marcelproust/345 §7 3ème ligne
http://alarecherchedutempsperdu.org/marcelproust/346
http://alarecherchedutempsperdu.org/marcelproust/347 fin du § 10
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