Nous publions ci-après le premier article d'une série de trois consacrée au dernier livre de Daniel Pimbé :

 

Daniel Pimbé, professeur de khâgne à Caen où il est entouré de la plus grande estime par ses étudiants et ses collègues, auteur d’un Descartes, d’un Spinoza et d’un Nietzsche, vient de publier[1] un livre-événement : L’Explication interdite. Essai sur la théorie de la connaissance de Karl Popper. Nous allons en faire paraître deux recensions en règle, une brève et une systématique, mais une troisième approche nous semble ici utile. Comment un livre sur Popper peut-il être aujourd’hui, en 2009, un véritable événement, et même un événement dont l’importance dépasse la discipline où il se confine modestement et professionnellement : la philosophie ? Telle est la question qui m’a décidé à écrire ce « Popper avant Pimbé ».

Il s’inscrit dans un genre littéraire qui a aussi ses règles : les études ou récits sur la « réception » de telle ou telle œuvre, en particulier quand elle est marquée au coin du génie. La réception de Popper en France a été une histoire de « grandes amitiés » s’étendant maintenant sur près de trente ans et à laquelle je me suis trouvé modestement mêlé ; c’est la raison pour laquelle, à son sujet, j’apporterai ici, en premier lieu, mon témoignage, sur le mode le plus simplement narratif. Dans cette narration, le Popper de Pimbé constitue le dernier épisode en date et va ainsi en recevoir, je crois, un supplément de signification.

Tout a commencé en 1973 par la traduction de La logique de la découverte scientifique par Nicole Thyssen-Rutten et Philippe Devaux. Dans l’épistémologie française, peu se souvenaient alors que Meyerson invoque « cet apophtegme de laboratoire bien connu : une bonne théorie doit pouvoir être réfutée »[2]. Face à la compulsion de « vérification » dont G. G. Granger a cru depuis devoir se faire le défenseur[3], le lecteur voyait Popper proposer comme critère de démarcation de la théorie scientifique son caractère falsifiable. Puis est venu en 1978 le remarquable livre de mon amie Renée Bouveresse, Karl Popper ou le rationalisme critique (Vrin, nouvelle édition en 1986). En 183 pages, on y voit surgir pour la première fois sans doute le Système entier de Popper. Le lecteur de La logique de la découverte scientifique, en effet, aux passages les plus passionnants (par exemple sur la mécanique des quanta) tombait régulièrement sur des notes renvoyant à un mysterieux Post-Scriptum encore inédit. Mais Popper ayant « communiqué certains textes encore inédits » à Renée Bouveresse, le Popper de 1978 culmine dans un chapitre V intitulé « L’ouverture du monde » qui expose la « Métaphysique du changement » de Popper avec sa cosmologie de l’évolution vitale et que préparait au chapitre IV la présentation de la théorie des trois Mondes inspirée de Frege ainsi que les sections sur la réalité du temps et les quanta. Le tout suivi par une partie sur la Politique de Popper, que le lecteur francophone connaîtra un peu mieux en 1979 par une traduction (abrégée) de La société ouverte et ses ennemis. De même que, sur le problème de la connaissance, la révolution poppérienne remplace la compulsion de vérification par l’exigence de falsifiabilité, en politique elle inverse complètement la problématique. De Platon à Hobbes ou Jean-Jacques et au-delà, le problème politique avait toujours été de chercher le bon souverain (monarque, peuple ou autre). Pour Popper le problème de la politique est d’inventer les institutions qui minimisent les dégâts quand le gouvernement est mauvais. Dès lors la recherche d’un quelconque souverain se révèle être le piège politique à éviter prioritairement.

Renée Bouveresse ne s’est pas arrêtée à son Popper de 1978. Dès 1981, à Cerisy-la-Salle, elle organise du 1er au 11 juillet un colloque international auquel Popper en personne avait prévu de participer. A cette date je faisais passer l’oral du baccalauréat au lycée de Saint-Lô, situé à quelques km de Cerisy, et je correspondais avec Hervé Barreau dont les articles sur le Dominateur de Diodore Cronos avaient attiré mon attention. Barreau assistait au colloque. En arguant que mon horaire d’examinateur à Saint-Lô m’empêchait d’être totalement libre pour Cerisy, je parvins à entrer gratuitement au château du célèbre Centre culturel.

Quand j’y arrivai, la conférence inaugurale venait de commencer. Je poussai cependant la porte de la magnifique salle comble où, dans un silence religieux, l’assistance écoutait G G Granger. Je parvins à trouver la dernière place assise et, en la gagnant, je fus surpris de m’apercevoir que plusieurs philosophes que je connaissais s’intéressaient aussi à Popper.

Il y avait là entre autres René Fréreux, mon bon professeur d’épistémologie, futur traducteur de Galilée et de Cassirer, Francine Best qui fut un modèle d’Inspectrice Pédagogique Régionale, et Marie-Dominique Delaunay qui devait cosigner avec mon ami Denis Vernant Les grands courants de la philosophie des sciences (Le Seuil, 1997) contenant le diagramme où la La structure des révolutions scientifiques de Kuhn révèle ses secrets atomes crochus avec La logique de la découverte scientifique de Popper. A l’issue de la conférence, je me fis présenter par Hervé Barreau à Renée Bouveresse. Je découvris une charmante jeune femme à l’air timide, et dont la modestie semblait comme offusquée par l’ampleur de l’événement international qu’elle avait suscité. Je lui demandai si son livre sur Popper, que j’avais lu avec enthousiasme, était son mémoire de maîtrise ; elle me détrompa.

A cause du baccalauréat, je ne pus entendre de la décade que de rares conférences. Je fus frappé en particulier par la forte personnalité de Jean-Pierre Vigier, dont Fréreux m’avait appris qu’il avait été le collaborateur de Louis de Broglie dans la recherche de variables cachées en mécanique des quanta. Mais la conférence qui pour moi fit du colloque un événement fut celle de Tom Settle, un des collaborateurs aux deux volumes Schilpp sur Popper. Settle y dressait un dilemme. Où bien nous croyons à l’induction, mais quelles que soient les vérifications expérimentales V d’une prétendue loi L, ces vérifications ne prouveront pas la vérité de L ; ou bien nous cherchons à falsifier L et si nous y parvenons nous aurons éliminé une erreur, tandis que si L est vraie, toutes nos tentatives de falsification échoueront tout en augmentant ainsi sa valeur scientifique. Je fus ainsi acquis au falsificationnisme poppérien. Je manquai la conférence de W. H. Newton-Smith, l’auteur de The Structure of Time.

Malgré le baccalauréat je pus parfois, entre deux conférences, tenir un verre dans le jardin du château de Cerisy, parmi les groupes de congressistes où je ne connaissais pratiquement personne. Un après midi où j’en étais réduit à causer avec mon verre, un jeune barbu fort affable m’adressa la parole. C’était Fred Eidlin, spécialiste du bloc soviétique à l’Université de Guelph. Je ne sais plus de quoi nous parlâmes ce jour là, mais ce fut une fructueuse rencontre à Cerisy, dont on verra les fruits dans la suite.

A la fin de cette même année 1981 parut mon article « Contours et courants de la philosophie analytique » dans le n° 3 de L’Enseignement philosophique. J’y écrivais en particulier : dès l’époque héroïque du Cercle de Vienne, la forme standard de l’empirisme logique, qui était alors le positivisme logique, se trouvait battue en brèche par un auteur alors solitaire, mais de taille, Karl Popper.

La pensée de Popper, à l’intérieur du cadre très large que constitue l’empirisme logique, peut être considérée comme l’autre grand système, capable à lui seul de contre-balancer le système Grünbaum-Quine-Stevenson-Smart que nous venons d’esquisser.

Comme Quine, et bien avant lui, Popper s’est opposé aux « dogmes » du positivisme logique, quoique sous un autre angle. Comme Quine, il a progressivement réintroduit une perspective métaphysique sans sortir du double cadre empiriste et logiciste, il est vrai très élargi. Alors que Quine tend à dire : la science n’évite pas l’ontologie, Popper dit : la science vient de la métaphysique et non d’une induction décrétée à partir d’une expérience neutre. Des deux côtés, donc, l’épistémologie conduit à l’ontologie. Et quand on pense que l’excès métaphysique est inévitable à la source de la spéculation scientifique, on ne peut s’empêcher de chercher une métaphysique moins mauvaise que les autres. Mais à partir de cette réhabilitation commune, les chemins divergent. Quine, un peu comme Meyerson, tend à reconstruire un Nouvel-Eléatisme du sens commun, alors qu’il y a chez Popper une sorte de bergsonisme rationnel (voir le chapitre V du livre de Renée Bouveresse sur Popper)[4]. Nous ne pensons pas seulement ici à l’emprunt de l’expression « société ouverte ». L’argument poppérien contre la prévisibilité en histoire des sciences est une sorte d’analogue de ce que dit Bergson sur l’histoire de l’art. Le monde, dit Popper, ressemble plus à un nuage qu’à une horloge. Dans le domaine éthico-politique, la défense de la société ouverte prolonge cette affirmation d’un cosmos ouvert.

 

On voit ici que l’Ouvert est le maître-mot du Système entier de Popper, couvrant à la fois sa Métaphysique, sa Logique et son Ethique. Toujours en 1981 parut La quête inachevée de Popper, traduction de son autobiographie intellectuelle par Renée Bouveresse. A ce titre ce petit livre (maintenant disponible dans la collection de poche Agora) reste l’entrée la plus facile dans la pensée de Popper. Comparativement, l’importance du livre de Pimbé tient au fait qu’il affronte toutes les difficultés de son sujet tout en y trouvant la voie la moins difficile possible.

En 1982, Renée Bouveresse organisa en collaboration avec Hervé Barreau un second colloque international sur Popper[5]. Je fus invité à y faire une intervention à la table-ronde sur « Popper et la philosophie anglo-saxonne ». C’était encore l’heureuse époque où, dans un colloque, les frais de déplacement et de séjour des conférenciers étaient financés par l’Université organisant la rencontre. Et ce fut un modèle d’organisation. Dans le train Paris-Stasbourg, je retrouvai un barbu toujours jeune qui se baladait de wagon en wagon avec à la main La société ouverte et ses ennemis. Fred Eidlin, car c’était lui, s’étonna d’apprendre que je venais à Stasbourg pour la première fois. Dès l’accueil au colloque, une dame que je n’ai pu, hélas, identifier, m’apprit que le comité scientifique du colloque m’avait invité en raison de mon article « Contours et courants de la philosophie analytique ». J’eus à cette occasion la joie de rencontrer pour la première fois le Père Marcel Régnier (S. J.), directeur des Archives de Philosophie, qui publiait depuis 1973 mes compte-rendus et depuis 1979 mes articles. Notre ami commun Georges Kalinowski m’avait averti : le Père Régnier savait tout ce qui se passait d’important dans le monde entier en philosophie. Nous en eûmes un échantillon à Strasbourg :

 

Dans un congrès j’ai entendu Gérard Granel déclarer « Pour moi, la philosophie anglo-saxonne, ça n’existe pas ! ». Boutade qu’il ne faut sans doute pas trop prendre au sérieux, mais qui est quand même l’indice tout au moins d’un manque d’intérêt. De l’autre côté de la Manche, David Pole, professeur à King’s College à Londres, dont j’ai publié un article en 1961, me disait alors : « Pour moi, la France est, philosophiquement parlant, plus éloignée que l’Australie ». Mon ami G. Ryle doutait que son fameux livre The Concept of Mind fût jamais traduit en français, comme il le souhaitait car, pensait-il, les Français ne lui pardonneraient jamais d’avoir mal parlé de Descartes : En fait le livre a été traduit, mais seulement après la mort de Ryle. Certes, à Royaumont en 1962, un effort avait été fait pour instaurer un dialogue entre les Anglais et les Français ; il y avait là, entre autres, Austin et Ryle. Les Anglais, m’a-t-on raconté, y étaient animés du zèle de missionnaires venant convertir une tribu sauvage ! Mais, de l’aveu de tous, le résultat fut médiocre ; à qui lui disait en partant, qu’une autre fois on pourrait probablement s’entendre, Ryle répondit : « I hope not ! ».[6]

 

A la même table-ronde que Marcel Régnier, mon intervention s’intitulait « L’anti-réductionnisme poppérien face aux tendances dominantes de la philosophie analytique ». Roland Quillot fit un intervention sur « Popper et l’hégélianisme ». Celle de Fred H. Eidlin plaidait pour un paradoxe d’Isaiah Berlin : « Popper est le meilleur marxiste ». Il y avait aussi Alain Boyer qui, comparant dans une discussion Bachelard et Popper, fit remarquer que chez Popper il n’y avait pas de place pour quelque chose comme une « psychanalyse de la connaissance ». Je garde le souvenir d’Elie Zahar couvrant le tableau noir d’intégrales troisièmes avec une craie qui crépitait à la cadence d’une mitrailleuse.

Dans la foulée des colloques de Cerisy et Strasbourg Fred Eidlin créa la Popper Newsletter et m’en institua correspondant distributeur pour son lancement dans l’Hexagone. En 1982 et 1983 fut publié le Postcript to the Logic of Scientific Discovery en trois volumes et en 1984 ce fut la traduction due à Renée Bouveresse de son volume le plus motivant et le plus accessible, L’Univers irrésolu. Plaidoyer pour l’indéterminisme. Y joignant La quête inachevée, j’en fis un compte-rendu groupé dans le n° 451 de Critique en décembre 1984 sous le titre « L’effet Popper ». Je commençais par y expliciter un point présupposé dans mes précédentes publications, à savoir le rapport de Popper à la philosophie analytique. Il est essentiel de savoir que le système de Popper, comme ceux de Russell, de Moore, de Wittgenstein, de Prior ou, aujourdhui, de Rescher (le philosophe aux 110 livres) appartient à la galaxie de la philosophie analytique. J’en donnais la raison principale. Un des problèmes affrontés par l’empirisme logique, magistralement posé par Carnap dans Les fondements philosophiques de la physique, est d’offrir une analyse du concept de causalité, ce « ciment de l’univers » selon le mot de Hume. Or la solution à l’embarras de Carnap devant ce problème est sans doute dans l’Appendice *X de La logique de la découverte scientifique. Et celle solution table sur le concept de monde possible, ingrédient de la célèbre sémantique des mondes possibles due, dans le sillage de Leibniz et de Wittgenstein, à Geach, Prior et Kripke, laquelle a entraîné une véritable mutation de la logique modale, cette branche de la logique formelle faite pour le philosophe[7]. Cette mutation (qui a fait du symbole @, dans la logique hybride, le nouveau symbole de la logique formelle) est en ce moment l’événement majeur qui travaille la philosophie analytique, le point d’inflexion qui la lance dans un état supérieur. L’auteur du manuel up to date sur cette « logique nouvelle des modalités », Patrick Blackburn, enseigne à Nancy dans le cadre des Archives Henri Poncaré. Je signale cette opportunité inestimable à ceux qui souhaiteraient que la philosophie française ne passe pas une fois de plus à côté de ce qui se crée au niveau le plus techniquement élevé. Quoi qu’il en soit « L’effet Popper » que je signalais en 1984 n’a donc fait que s’amplifier, contribuant à l’importance objective du livre de Pimbé.

Le colloque de 1982 fut publié en 1991. Renée Bouveresse me fit contribuer à des recueuils dont elle dirigeait la publication, sur Leibniz, sur Wittgenstein et sur la métaphysique. Avec Roland Quillot, son mari, nous nous rencontrions régulièrement sur la Riviera pendant les vacances et nous devîmmes d’excellents amis. En 1994, Alain Boyer réédita son Popper de 1978 augmenté d’articles, sous la forme d’une Introduction à la lecture de Karl Popper dont il me fit amicalement cadeau à l’époque où nous étions collègues à l’Université de Caen.

Quant à Daniel Pimbé, grâce à l’activité de Franck Lelièvre à la tête de l’Association Régionale des Professeurs de Philosophie, je l’entendis à l’occasion de stages dans deux conférences, l’une sur Hobbes, l’autre sur Kant. Cela donne le terme principal de comparaison pour ce qui va suivre. C’était du travail magistral de commentateur, doublé d’une sorte d’adhésion quasi-tacite à l’idéalisme transcendantal de Kant. Puis, comme je dirigeais le mémoire professionnel d’un de ses étudiants, j’eus la chance de rencontrer Pimbé. Il eut la modestie de me consulter sur la valeur que garde pour l’étudiant débutant l’Introduction à la Logique contemporaine publiée en 1957 par Blanché. Nous fûmes heureux de partager notre admiration pour l’œuvre exemplaire de Blanché. En quelques minutes, il est difficile à un professeur de trouver chez un professeur une telle preuve de préoccupation pédagogique pertinente jointe à une telle connaissance des ressources afférentes. Mon ami Thomas Court, plein de dons philosophiques et qui fut étudiant de Pimbé, m’en fit le portrait les plus sympathique à tous égards. Mais je ne pouvais pas pour autant deviner ce que Pimbé nous préparait.

Par Erik Laloy et Franck Lelièvre, j’appris que Pimbé faisait une série de conférences consacrées à Popper ! Puis vient donc de paraître L’Explication interdite. Essai sur la théorie de la connaissance de Karl Popper. Pour comprendre l’événement que constitue cette publication dans le contexte de l’histoire dont nous venons de raconter le début pourtant déjà si riche, il faut d’abord se replacer à l’étiage des premières publications de Pimbé, son Descartes, son Spinoza et son Nietzsche. Nous ne sommes plus dans la perspective de la philosophie analytique définie du fait que, selon le mot de Nelson Goodman, on y attend le jour « où la philosophie pourra être traitée en termes d’investigation plutôt que de controverse, et où les philosophes, comme les scientifiques, seront connus par le sujet qu’ils étudient plutôt que par les vues qu’ils soutiennent ». Nous sommes dans la gigantomachie opposant ceux que Jankélévitch appelait « géants de la pensée ». Comme beaucoup de bons livres, celui de Pimbé a un titre trop modeste. Contrairement à ce qu’explicite son sous-titre, il expose en fait le Système entier de Popper, comme Gueroult a exposé ceux de Descartes ou de Spinoza[8]. Dans ce système, l’Epistémologie a seulement une position centrale, entre la Métaphysique d’une part, et d’autre part la Politique et l’Esthétique. Mais comme Gueroult en a imposé le principe, il y a au moins deux manières d’exposer un système philosophique[9] : selon l’ordre des raisons et selon l’ordre des choses.

Pour des raisons de pédagogie, où il est passé maître, Pimbé a opté pour l’ordre des raisons. Il nous donne donc un Popper selon l’ordre des raisons. En bon professeur, il sait qu’il faut d’abord prendre le lecteur, comme l’élève, tel qu’il est. Or, à Landerneau, le Discours de la méthode reste La Marseillaise de la philosophie. On y croit encore que, dans la fonction de philosophie première (première partie de la philosophie), Descartes a définitivement détrôné la Métaphysique, installée dans la place depuis Aristote, pour la remplacer par la théorie de la connaissance. Cela sur la question de droit. Sur la question de fait, Popper lui-même est parti de sa Logique pour la flanquer ensuite d’une Politique (en aval) et d’une Métaphysique (en amont). Pimbé va ainsi exploiter cette généalogie de fait du système poppérien pour en effectuer une reconstruction de droit en un unique raisonnement serré de 308 pages. Puisque ce raisonnement est un rétablissement de la philosophie dans son assiette naturelle, il a comme beaucoup de rétablissements gymniques, un parcours dont l’allure athlétique ne doit pas être dissimulée. Mais comme, dans ce parcours, le maître a pris dès le début le disciple par la main pour ne plus le lâcher, la traversée se révèle plus facile que prévu. Evidemment, celui qui s’est habitué à Descartes et à Kant sera décontenancé par le Popper de Pimbé. Mais Pimbé qui a pris son lecteur tel qu’il était ne va surtout pas le laisser dans cet état de sommeil subjectiviste. « Albertine devenait chaque jour plus intelligente », raconte Proust. Pour une certaine orthodoxie, il y a là un cas de category mistake. On peut, dira-t-on, devenir plus savant, mais hélas, on a pour toujours l’intelligence que l’on a. Quelle erreur ! C’est devenu un éloge classique de dire que la lecture de certains livres rend plus intelligent (l’intelligence est comme l’âme selon Bergson, elle a ses suppléments). Le Popper de Pimbé accomplit cette performance.

Mais en quoi l’événement créé par ce livre dépasse-t-il la philosophie ? Après avoir été forcé de fuir l’Autriche annexée par les nazis, c’est en Nouvelle-Zélande que Popper écrivit La société ouverte est ses ennemis, comme partie principale de son « effort de guerre »[10] avant de devenir professeur à la London School of Economics. Et dans sa Préface à La logique de la découverte scientifique, Jacques Monod a déclaré qu’elle est « l’une de ces rarissimes œuvres philosophiques qui puissent contribuer réellement à la formation d’un homme de science ». Non seulement par sa philosophie pratique, mais aussi par sa philosophie théorique, le système de Popper déborde donc de lui-même du cercle de ce qu’Elisabeth Anscombe appelle philosophie pour philosophes[11]. Mais ce ne sont là que des excroissances dispersées, dans une disparate apparente qui en dissimule partiellement le sens. En dégageant l’unité architectonique du système, Pimbé révèle aussi comment celui-ci intervient avec la même inspiration dans les différentes sphères de la culture. En la dégageant selon l’ordre pédagogique des raisons, il nous donne sur ce système un accès homogène à ces interventions. Par là, l’événement qu’est son livre offre à la pensée de Popper une réception digne d’être le dernier épisode en date dans l’histoire que nous venons de raconter.

 

Jean-Claude Dumoncel

 

 

 


[1] L’Harmattan, Paris, 2009.

[2] La déduction relativiste, 1921, § 132, pp. 186-187.

[3] G. G. Granger, La vérification, Odile Jacob, 1992.

[4] Cf. J. C. Dumoncel, « Popper & Bergson », L’Enseignement philosophique, 1982.

[5] Renée Bouveresse et Hervé Barreau (dir.), Karl Popper, science et philosophie, Vrin 1991.

[6] Bouveresse & Barreau, p. 103.

[7] J’en ai donné un exposé panoramique dans mon cours de logique du semestre d’hiver 2008-2009 au Centre d’Etudes Théologiques de Caen.

[8] Popper à une admiration particulière pour Spinoza.

[9] Par exemple tous les livres de Deleuze sont écrits selon l’ordre des raisons. Dans notre Deleuze face à face (M-éditer, 2009), au contraire, nous exposons le système deleuzien selon l’ordre des choses dont il traite, retrouvant ainsi tous les grands chapitres de toute philosophie (Ontologie, Logique, Ethique, Esthétique, etc.).

[10] La Quête inachevée, ch. XXIV, p. 159.

[11] G. E. M. Anscombe, « Wittgenstein, un philosophe pour qui ? », Philosophie, n° 76, 2002.