Comment répondre à un texte polémique?
La "lettre ouverte" que Frédéric Bisson nous a adressée offre, à notre avis, une voie percutante mais pertinente pour répondre aux propos de Michel Onfray .
Le texte ci-dessous ouvre à une compréhension profonde du travail de Stéphane Blanquet ainsi que du "Corps sans organes" de Gilles Deleuze.
Il illustre la confrontation d'une pensée du désir à un culte hédoniste du plaisir . Il substitue à une lecture recourant à une psychanalyse de supermarché une interprétation forte des rapports entre biographie et pensée .
La SNPhi
Lettre ouverte à un croque-mort[1]
Comme toi, j’admire le travail de Stéphane Blanquet. J’aime aussi beaucoup la bande dessinée, dont le langage original exprime l’inventivité de la culture pop. Je suis toujours curieux et stimulé par la manière dont les dessinateurs les plus « expressionnistes », Blanquet comme Mattoti, Barbier ou Blutch, se débattent avec les codes et les contraintes formelles de cet « art séquentiel » pour le renouveler de l’intérieur et le sortir de l’infantilisme dans lequel veut le maintenir le bon goût normatif. Ils donnent une noblesse à la BD, en montrant qu’elle peut avoir des ressources expressives propres et autonomes, irréductibles aux données extrinsèques du texte, de l’histoire, du scénario. Mais quand tu veux pour ta part faire de Blanquet une sorte d’antidote à Deleuze, au corps de Deleuze, je ne te comprends plus. Non pas qu’une BD ne puisse par principe réfuter une philosophie : ça, ce serait plutôt réjouissant, le problème n’est pas là. Tu avoues n’avoir jamais rien compris dans le texte au concept deleuzien de corps sans organes (CsO). Soit. Le problème, c’est que tu t’autorises de cette incompréhension avouée pour en déduire qu’il n’y a rien à y comprendre. Plus encore qu’anti-scolastique, tu joues à l’antiphilosophe crépusculaire : « à mon âge », comme tu dis. Tu dis aimer le travail de Blanquet, mais toi, à ton âge, tu ne t’embarrasses plus de travailler. Tu es matérialiste, cynique, démystificateur, iconoclaste, jouisseur éhonté, bien dans ta peau comme il se doit. Tu te veux fidèle à la préface du Gai Savoir, décryptant les idées comme autant d’indices autobiographiques inconscients. Tu aimes les confessions (peut-être est-ce le mot lui-même…). Tu soupçonnerais presque tout philosophe n’ayant pas écrit son Ecce homo de honte ou de dégoût de soi-même. Ton soupçon sent le mépris.
Pour toi, quand même, il y a un « bon Deleuze », un Deleuze politique qui critique les pouvoirs de son temps, un Deleuze qui ne se paie pas de mots, qui sait parler vrai. Tu as toi-même repris tout ça avec le fond de commerce de ton hédonisme libertaire : la critique de la morale, de la discipline, de la mauvaise conscience, de la « société de contrôle », etc. On dirait que tu n’aimes Deleuze que quand ses idées peuvent être investies par les forces réactives qui promeuvent le moi, quand elles permettent de jouir de l’ego et de prendre la pose, c’est-à-dire d’obtenir ce « bénéfice du locuteur » que raillait Foucault quand il démontait « l’hypothèse répressive » : « conscience de braver l’ordre établi, ton de voix qui montre qu’on se sait subversif, ardeur à conjurer le présent et à appeler un avenir dont on pense bien contribuer à hâter le jour ». En revanche, le Deleuze abscons qui prétend inventer des concepts à dormir debout comme « corps sans organes », ça tu n’aimes pas, tu n’es plus dupe, à ton âge. Pour ma part, ce serait plutôt l’inverse : j’apprends toujours plus à me méfier de la séduction qu’exerce le Deleuze oratoire, circonstanciel et parfois sentencieux, du sentiment de distinction qu’il procure, et je me lave de cette illusion en lisant son travail. Tu as beau jeu de citer ironiquement le sabir des scoliastes fatigués pour rendre Deleuze coupable par anticipation de toutes ces phrases mortes qui seront ad nauseam écrites en son nom. Tu feins de n’avoir pas lu les textes vivants où Deleuze répond à l’avance au contresens grossier que tu commets sur CsO, en restant fixé (« bêtement, simplement, naïvement », comme tu dis sans scrupules) à ce que cette expression a littéralement d’impossible : moi, le mien, comme ceux de Blanquet, il en est plein, d’organes. Et tu les énumères.
C’était déjà insupportable à propos de Nietzsche quand tu en faisais le garant de ton hédonisme à toi, feignant déjà de ne pas savoir ce qu’il a écrit contre l’hédonisme en général et en particulier contre le tien, déjà plus passif que réactif, dont il pressentait fébrilement la possibilité. C’était insupportable encore, quand tu feignais de ne pas te rendre compte que ton catéchisme hédoniste est pain béni et point d’honneur spiritualiste pour le néo-libéralisme consumériste que tu te dois en apparence de critiquer pour obtenir ton bénéfice. C’est le tour de Deleuze : malheureusement pour lui, il ne rentre pas du bon côté dans ta grille de lecture binaire, parce qu’il a eu, peut-être trop courtois ou taoïste, le malheur d’avoir à redire sur le plaisir. Il sera donc chrétien, malade, frustré, honteux d’avoir un corps comme il en a un, escogriffe incapable de toucher. On sait ton goût de l’amalgame outrecuidant : si tu as pu penser une équivalence comme kantisme = christianisme = nazisme, alors on se doute bien que le plus dur est fait pour toi. Tu ne peux plus qu’aller de l’avant, contraint de t’embarrasser de moins en moins. Tu joues à enfermer la pensée dans des alternatives fatales : ou bien… ou bien… Ou bien le corps joui, ou bien le corps mortifié. Ou bien le corps-machine matériel, ou bien un corps spiritualisé, décharné, qui ne serait que le prête-nom glorieux d’une toute bête impuissance à affirmer le premier. On voit que les Nouveaux Philosophes n’ont pas le monopole du travail de cochon.
Surtout, tu as besoin tout à coup de trouver une formule repoussoir, suffisamment clinquante, de te construire un adversaire caricatural que tu vaincras sans peine pour faire valoir l’affinité prétendue de ton petit hédonisme commercial à toi avec le beau travail de Blanquet : ce sera « corps sans organes ». C’est tout bénef ! Comme les publicitaires, tu es ici incapable de résister à un bon mot : « le corps sent l’organe », ça suffit à te faire perdre tout scrupule philosophique, derrière ton apparente tendresse obligée pour le bon Deleuze. Pourtant, de Deleuze, tu as lu au moins cela, à propos de Francis Bacon : « Le corps sans organes ne manque pas d’organes, il manque seulement d’organisme, c’est-à-dire de cette organisation des organes. Le corps sans organes se définit donc par un organe indéterminé, tandis que l’organisme se définit par des organes déterminés (…). Il se définit enfin par la présence temporaire et provisoire des organes déterminés ». Tu es chié, quand même. Ta vieille girouette de professeur de fac, à qui tu avais à l’époque confié ton incompréhension, n’a pas eu le sens pédagogique de te dire que de toute manière tu en as un toi aussi, un CsO, que tu as forcément déjà commencé de t’en faire un, s’il t’est déjà arrivé de marcher sur la tête, de chanter avec les sinus, de voir par la peau, de respirer avec le ventre ou avec les pieds, comme le font les organistes dans leur jeu de pédales. Inutile d’invoquer un « corps faustien » chirurgicalement transformé pour trouver dans les techniques du corps une puissance de devenir. Si tu concèdes à ce professeur bouffon d’avoir été une fois dans sa vie un honnête homme, je ne donnerais peut-être pas si cher de ta peau.
Le monde dessiné par Blanquet, c’est exactement le chaos des organes, l’état d’indétermination non organique du corps dont parle Deleuze : profondeurs dionysiaques où le corps est déchiqueté, mis en morceaux, colonne vertébrale flottante, fibres nerveuses et muqueuses enroulées sur elles-mêmes, viande veineuse et germée, mâchoires et langues sans bouche, mamelons sans seins et seins sans poitrine, pores et alvéoles suintant rose, universel cloaque où baiser est taillé dans mordre, manger et chier. Sur cette frise dessinée pour la Comédie de Caen, Blanquet présente un équivalent de l’état germinatif originel de la matière en gésine, tel qu’il est décrit par Diderot dans la vision de l’aveugle Saunderson : une procession de monstres anatomiques, une multitude végétale de corps sans enveloppe, sans moi-peau, éviscérés, aux intestins dépliés, les uns sans estomac, d’autres sans poumons, respirant et vivant avec les organes les uns des autres, jouissant et agonisant. Mais toi, tu as plutôt l’air du ministre Gervaise Holmes au chevet de Saunderson délirant, on dirait que tu rencontres Dieu en te touchant, « dans le mécanisme admirable de tes organes ». Pourquoi Blanquet peint-il à même l’épiderme du corps féminin, sinon pour le désorganiser, défaire son schéma, multiplier ses voies sinueuses, déplier ses asymétries cachées, tracer une cartographie secrète d’arêtes aiguës à travers ses reliefs, et pour le peupler d’ombres captives ? Si tu as vraiment vu le travail de Blanquet, on ne sait par quel tour de force tu parviens à en faire l’expression de ton hédonisme irénique, l’emblème d’une sexualité sereine et solaire comme au premier jour du monde païen que tu fantasmes, réconciliée avec la simplicité du plaisir. La sexualité selon Blanquet n’est pas de chair, mais de nerfs et de muscles, musculature affective écorchée vive ; elle ne va jamais sans la nuit, sans les sueurs froides, l’ambigüité du désir et du dégoût, les chocottes au sous-sol ; elle est perpétuellement hantée par les images obsessionnelles de vagins dentés qui font saigner les doigts, de mutilations, agressions, tortures, ligatures, défécations et ingestions, transformations de flux.
Blanquet a évidemment lu Robert Crumb, Black Hole de Charles Burns, ou encore Comme un gant de velours pris dans la fonte, de Daniel Clowes. Combien de devenirs-animaux traversent la sexualité ! Combien d’animaux pullulent, combien d’essaims et de meutes vrombissent et vagissent sous les abominables aboiements humanoïdes des amants ! Faire l’amour, ce n’est pas ne faire qu’un, une profonde fusion affective. C’est composer une bête mutante à deux dos, à trois, à n dos, n pattes, n bouches sphinctériennes qui respirent machinalement, orifices aléatoires, bête toutes griffes dehors. La sexualité humaine est inséparable de l’inquiétante étrangeté de ces devenirs-animaux, que l’on cherche à conjurer par le plaisir, en pliant la sexualité à la loi de l’organisme. L’homme aux loups analysé par Freud voit les jambes de Grouscha à quatre pattes sur le plancher s’ouvrir comme des ailes de papillon. De même, l’étreinte enveloppe un devenir-poulpe, un devenir-pieuvre aux membres tentaculaires et aux organes-ventouses, bouches, anus, lèvres. Le rêve de la femme du pêcheur peint par Hokusaï n’est pas un rêve, c’est la réalité même de la nuit sexuelle. Le devenir-animal des corps accouplés ne va pas sans malaise. Dans Black Hole, Charles Burns a magnifiquement subverti la ligne claire de la bande dessinée pour montrer le « trou noir » vertigineux de la sexualité adolescente, le trouble de la mutation, de la mue des corps : une étrange maladie sexuellement transmissible fait entrer les ados d’une petite ville américaine dans des devenirs-animaux contagieux, à la fois terrifiants et érotiques, excroissances et orifices, bouche érogène autonome qui s’ouvre dans le cou, queue frétillante qui pousse sur le coccyx d’une femme-lézard, têtards sous la peau de l’amant qu’elle initie à l’ambiguïté du désir. Loin de parler au nom de la culture pop ou de l’art mineur, c’est alors toi qui trahis la tradition qui inspire le travail de Blanquet, les hantises propres à la BD, son malaise essentiel, en voulant plaquer sur elle tes confortables préoccupations hygiénistes de prêtre hédoniste.
Deleuze et Guattari ont su démasquer cette imposture de l’hédonisme nihiliste : pour les prêtres hédonistes, ou même orgastiques, le désir se soulage dans le plaisir, le plaisir décharge le désir à l’instant éjaculatoire et nous décharge de lui. Le plaisir-décharge est le sacrifice masturbatoire du désir. Au contraire, dans le dessin de Burns, de Clowes, de Blanquet, le plaisir ne soulage rien, ne règle pas le désir du dehors, non pas bien sûr parce qu’il serait coupable ou condamné à une fatalité de tristesse, mais parce qu’il ne fait qu’un avec le processus du désir lui-même. Chez Blanquet, les flux coulent, les semences jaillissent sur les corps, emplissent des bols entiers, mais ces décharges n’interrompent pas le procès intensif du désir, et ne font que recharger le plan d’immanence où les organes accouplés se composent entre eux suivant des rapports non organiques, pour sombrer parfois dans le chaos ou le cloaque d’où ils émergent. Ce monde des profondeurs est plus proche du « théâtre de la terreur » sur lequel vit le nourrisson, peuplé d’objets partiels polyvalents, que d’une quelconque utopie libertine.
Ton texte vire franchement à l’abjection quand tu prétends diagnostiquer, éléments biographiques inavoués à l'appui, que la théorie de l'Anti-Œdipe ne serait rien de plus qu'une formation réactionnelle, expression du ressentiment personnel de Gilles Deleuze contre ses parents, et prouverait par là même la validité du freudisme qu'il veut critiquer. Tu t’es sans doute jeté sur le travail biographique de François Dosse avec l’avidité nécrophage du mauvais détective freudien, impatient de découvrir, comme tu dis, « un cadavre dans le placard », trouvant forcément ce que tu cherchais, un sale petit secret. Tu évoques l’anecdote de Gilles se moquant post mortem de son frère Georges : « cet imbécile, lors d’un bizutage, s’est transpercé avec son épée de saint-cyrien ». Brodant sur la version de François Dosse, il faut forcément que tu choisisses l’interprétation la plus basse de cette plaisanterie, que tu traites d’ « infâme profanation » : Gilles laisserait là échapper son ressentiment contre le frère mort que ses parents lui ont toujours préféré, héros de la Résistance auquel ils vouent un culte inconsolable. Selon tes suggestions hardies, Gilles s’identifierait peut-être même avec le cadavre de son frère par culpabilité refoulée.
Il ne te vient à aucun moment à l’idée que la plaisanterie de Gilles ait pu être une perpétuation de l’esprit fraternel, un trait d’humour des frères entre eux, l’uniforme saint-cyrien réactualisant la panoplie de clown en quoi Georges et Gilles enfants sont déguisés sur cette photo de l’été 1928 ; il ne te vient pas à l’idée que le rire ait pu être l’acte vivant d’un pacte humoristique tacite des frères contre Œdipe et par-delà la mort, d’une fidélité douloureuse à la fraternité contre la martyrologie parentale. Résistance oblige, tu refuses tout à coup de rire, tu es solennel comme un clairon de 14 juillet, toi qui pourtant t’attaques ironiquement au sérieux des deleuziens. Tu ne veux pas voir la main de Georges sur l’épaule de Gilles, aussi bien sur cette photo des clowns que sur celle où on les voit, sept ans plus tard, en tenue de tennis. Tu aurais au moins pu être drôle comme un lacanien sait l’être, chercher du signifiant dans « tennis » ou du symbolisme entre l’épée et la raquette. Non, tu préfères en rester à une moche rancœur, au sale petit secret. Il est étrange que tu n’aies pas songé à interroger ton freudisme spontané de croque-mort, dont la méchanceté tranquille fait injure au génie de Freud. C’est en effet la même morale que tu vilipendes qui revient au galop comme critère de ta critique sous les traits d’Œdipe. Et voilà comment tu te retrouves plus prêtre que ceux que tu dis combattre depuis cinquante livres. Et dire que tu te réclames de Dionysos ! Si tu lis ma lettre, elle ne fera sans doute que renforcer ton jugement et augmenter ton bénéfice : les scoliastes deleuziens défendent leur papa. Si tu voulais un instant abandonner ta pose, te mettre un peu au travail, alors j’aimerais bien, pour peu que tu ranges aussi au placard tes cadavres œdipiens, te dire : encore un effort pour être dionysiaque, faux frère !
Frédéric Bisson, 5 septembre 2009
[1] Imitation de Gilles Deleuze (« Lettre à un critique sévère », in. Pourparlers), en réponse au texte de Michel Onfray, « Le corps sent l’organe », publié par la Comédie de Caen, saison 2009-2010. Cette réponse toucherait son but si elle pouvait être lue comme une manière d’hommage à Gilles Deleuze.