IN MEMORIAM RENE FREREUX
René Fréreux vient de nous quitter.
Je voudrais rendre hommage ici à un remarquable Professeur dont l’enseignement m’a accompagné non seulement dans mes études, mais jusqu’à aujourd'hui. Cet enseignement contient une série de leçons pour l’avenir de nos institutions philosophiques. C’est pourquoi je vais en détailler le souvenir d’une manière qui, je l’espère, nous restituera un René Fréreux toujours parmi nous.
1. Du professeur d’Épistémologie au passeur de Channel philosophique
J’ai commencé mes études à l’Université de Caen lors de la rentrée 1963. Au département de Philosophie, Fréreux occupait une fonction apparemment modeste : il était le professeur d’« épistémologie ». Cependant on approchait de l’époque où Canguilhem dirait : « La philosophie, je ne sais pas ce que c’est. L’épistémologie, je sais ce que c’est ». Mais l’enseignement de Fréreux dépassait d’avance une telle orthodoxie. Ce qui fit pour moi sa valeur hors-pair, c’est qu’il se déploya sur au moins quatre plans passionnants.
En premier lieu Fréreux fut bien un professeur d’« épistémologie » comme on l’entendait en France à l’époque. De sorte que, grâce à lui je fus initié à la philosophie française de la science et des sciences dans les mutations qui, de Poincaré, de Duhem et de Meyerson, en passant par Brunschvicg, l’ont conduite à Bachelard, à Koyré, à Canguilhem et à Granger. C’était déjà une bonne école, mais on pouvait probablement trouver l’équivalent d’un tel enseignement dans la plupart des universités françaises. L’originalité de Fréreux était ailleurs.
Car en second lieu, le mercredi matin, Fréreux remplissait le tableau noir des tables de vérité qu’il y inscrivait à la vitesse d’une mitrailleuse. Pendant mon année de Philosophie au lycée de Cherbourg, dans la classe de mon maître Lesaffre, ancien étudiant de Jean-Louis Destouches et amateur de paradoxes logiques, j’avais appris les rudiments booléens de la logique moderne. Mais avec Fréreux la production des tables de vérité passait à l’échelon industriel.
En troisième lieu, les cours de Fréreux en épistémologie des mathématiques débordaient la philosophie pour pénétrer dans les « mathématiques modernes » elles-mêmes. Grâce à lui j’appris ce qu’est une structure de groupe, ce paradigme de la structure algébrique. Lors d’un oral de fin d’année, la question sur laquelle j’eus à plancher, inscrite sur le petit papier que je tirai au sort était : « Qu’est-ce qu’une structure ? » ! Une question qui, encore aujourd’hui, rend perplexes les mathématiciens eux-mêmes. Qui plus est, Fréreux nous apprit le rôle prééminent des groupes algébriques depuis la physique analysée par Gustave Juvet jusqu’à la sociologie selon Lévi-Strauss expliquée par Warusfel. Le structuralisme se saisissait de l’encyclopédie d’Auguste Comte prise dans sa totalité !
Enfin, en quatrième lieu, Jules Vuillemin avait à mon insu publié en 1962 sa Philosophie de l’Algèbre. Dans ce pavé de 582 pages, le § 49 s’intitulait « Les préceptes de la méthode en Mathématiques » et le § 50 ajoutait benoîtement « Ces mêmes préceptes appliqués à la philosophie ». Avec Vuillemin, le structuralisme algébrique débordait donc l’encyclopédie positiviste des sciences pour planter son drapeau sur la Philosophie elle-même ! Le temps seulement de lire le pavé de Vuillemin, et Fréreux lui consacra un cours fascinant.
Toutefois ces quatre enseignements de Fréreux ont été dépassés dans mon cas par un simple conseil de maître à disciple qui devait changer pour toujours ma vie intellective. Depuis plusieurs années, en achetant à la Librairie du XXe siècle de Bernard Bedel, rue Ecuyère à Caen, des livre que je ne savais pas lire, j’avais été intrigué par un rossignol qui s’empoussiérait entre Pascal et Platon. C’était le colloque de Royaumont sur La Philosophie Analytique. Ce qui m’avait fait négliger ce recueil prodigieux dans mes achats, c’est que les noms de la table des matières, Urmson, Hare, Strawson et Ryle, Beth et Williams, et même Quine ou Austin, étaient pour moi, comme pour la quasi-totalité des étudiants français en philosophie de l’époque, totalement inconnus. Qu’est-ce qui me fit me plonger dans ce livre ? Lors d’une escapade en auto-stop à Paris, j’assistai à un cours de Vuillemin au Collège de France où il fit une allusion élogieuse au livre de Quine sur le transfini (Set Theory and its Logic). Je crois que c’est ce qui me décida. Et en dévorant le colloque de Royaumont sur la philosophie analytique je découvris qu’il suffisait de crosser le Channel pour faire à Oxford où à Cambridge de la philosophie comme on n’en avait jamais fait depuis l’Athènes de Platon et Aristote. Ce fut comme un premier matin du monde. Mais cette découverte merveilleuse était accompagnée d’un découragement accablant. Je m’apercevais en effet que la meilleure philosophie se faisait en anglais, avec une cadence de production que les traductions ne suivaient que très en retard, dans une sélection dérisoire et aléatoire. J’eus la chance de pouvoir m’en ouvrir à Fréreux.
---- Mais vous avez fait de l’anglais, me répondit-il.
Je dus lui avouer que mon apprentissage de l’anglais laissait fort à désirer.
--- Vous verrez, l’anglais philosophique est facile, me dit-il. Essayez.
J’essayai. Ce fut un nouvel émerveillement. Je découvris que je pouvais lire Moore ou Russell à livre ouvert. Je n’ai pas arrêté depuis. Par ce simple conseil, en un clin d’œil, Fréreux avait changé tout mon rapport à la culture et toute l’orientation de ma vie philosophique.
A la même époque, en 1968, il consacra un cours à commenter Sur la logique et la théorie de la science, le petit livre posthume écrit en captivité par Cavaillès. Mais je ne pus assister à ce cours.
Une quinzaine d’années environ s’était passée lorsque, un soir, pendant le dîner, je reçus un coup de fil de Fréreux. J’appris ainsi que, depuis plusieurs années, il dispensait un véritable Cours de logique symbolique. Mais comme ce cours d’initiation était par définition limité aux Eléments l’intérêt qu’il présentait pour le professeur avait fini naturellement par s’atténuer. En conséquence Fréreux me proposait d’assurer cet enseignement à sa place. J’acceptai avec enthousiasme. Afin de faciliter la transition, Fréreux me fit cadeau du polycopié qui accompagnait son cours. Je pus ainsi constater son niveau ambitieux de technicité. En particulier il faisait une large place à la forme normale disjonctive dont Hintikka dégage bien la signification philosophique en la décrivant comme disjonction des mondes possibles leibniziens où la fonction de vérité à l’étude est vraie. Le cours de logique où je prenais la succession de mon maître se situait dans un enseignement de deux heures hebdomadaires où la seconde heure devait en montrer la pertinence en philosophie. J’avais rêvé depuis toujours de consacrer un cours à commenter le Tractatus logico-philosophicus de Wittgenstein, que J. T. Desanti a qualifié de « terreur des lettrés ». Je demandai à Fréreux si cela pouvait faire le contenu de la seconde heure hebdomadaire. Il me donna immédiatement son accord entier sur ce point. Et c’est donc avec ce cocktail que cette année là je commençai mon enseignement de logique à l’Université de Caen. Fréreux y avait ainsi décidé de mon entrée au département de Philosophie. Quelques années plus tard cet enseignement se poursuivit en particulier par un numéro de duettistes mis au point avec Pascal Engel, où nous nous livrions devant les étudiants à un débat sur les fondements de la logique. Je me souviens en particulier d’un débat que Pascal avait lancé en mettant sur le tapis le connectif tonk imaginé par Arthur Prior et où je lui avais répondu en inscrivant au tableau les théorèmes *24.23 à *24.3 des Principia Mathematica. Pascal s’inquiétait alors de la santé de Fréreux.
Une année où je venais par le train donner mon cours, Jean-Louis Dumas inventa une nouvelle forme de rencontre philosophique. Il était venu m’attendre à la gare, nous avions fait le trajet en autobus jusqu’à l’arrêt Pigacière, et de là nous avions gagné le bureau de Fréreux à l’Université, où en attendant l’heure que je monte en chaire nous pouvions bavarder comme des Athéniens à la palestre. J’avais ainsi le sentiment de me retrouver au temps de mes études, celui où Fréreux m’avait révélé que je pouvais lire Moore et Russell dans leur langue.
A cette époque, du côté de la linguistique, l’URA 1234 du CNRS dirigée par Catherine Fuchs avait orienté ses recherches sur le rôle des modalités dans l’analyse grammaticale. Sachant mon intérêt pour la logique modale, Fréreux m’entraîna aussi dans cette équipe très sympathique où je rencontrai Patrice Enjalbert. Lors du colloque organisé par Catherine Fuchs en 1987 Fréreux fit sa communication « Langage, science, science du langage » et je pus exposer ma généralisation de l’opposition De Re/De Dicto. Dans la foulée, Fréreux me confia en outre un enseignement d’histoire des mathématiques.
3. Du commentateur de Cavaillès au traducteur de Cassirer
Cétait aussi l’époque où Fréreux et moi, chacun de son côté, nous collaborions à l’Encyclopédie Philosophique Universelle dirigée par André Jacob aux Presses Universitaires de France. On sait que Léon Brunschvicg, après suivi l’initiation à la logique de Couturat ourdie par Bergson et publié en 1912 Les Etapes de la Philosophie mathématiquePhilosophie des Mathématiques en 2002, de sorte que ne pus signaler cet article dans la bibliographie. rééditées avec une Préface de J. T. Desanti, a eu deux grands disciples en philosophie des mathématiques : Jean Cavaillès et Albert Lautman, tous les deux fusillés en 1944 par les nazis en raison de leur participation à la Résistance. Travaillant pour l’Encyclopédie Jacob entre autres dans l’équipe dirigée de Louvain par Jean Ladrière, je me vis confier en particulier l’article consacré à Lautman. J’ignorais totalement que l’article sur Cavaillès était écrit par mon maître René Fréreux. Je ne le découvris qu’après avoir publié ma Philosophie des Mathématiques en 2002, de sorte que ne pus signaler cet article dans la bibliographie.
Cela me décida cependant à reprendre contact avec lui grâce à l’internet. Puis, par chance, je le rencontrai deux fois en ville à Caen, où nous pûmes causer du bon vieux temps. Je fus très heureux d’apprendre à cette occasion qu’il était toujours en pleine activité. On sait la valeur de sa traduction du Dialogue sur les deux grands systèmes du monde de Galilée publiée par Le Seuil en 1992. Pour s’en pénétrer, qu’on y relise la prodigieuse page 317 ! Mais le travail de traducteur dû à Fréreux ne s’est pas arrêté là. Il eut le bonheur d’être intégré, de même que Fabien Capeillères et que mon jeune ami Philippe Guilbert, à l’équipe assurant le labeur colossal que demande la traduction de cette muraille de livres qu’est l’œuvre d’Ernst Cassirer. Il a ainsi traduit aux Editions du Cerf Le Problème de la Connaissance dans la Philosophie et la Science des Temps Modernes, une somme en deux volumes de 514 et 620 pages. Dans notre époque où même la philosophie n’est pas toujours synonyme de lumière, la pensée de Cassirer est remarquable au moins par sa fidélité à ce que Kant appelait « la voie sûre de la science, la seule qui à la longue ne trompe jamais ». Il me plait de penser que dans ses derniers labeurs, Fréreux devait se sentir porté par le courant de rationalité que cette pensée perpétue et par la contribution que sa traduction y apportait modestement.
On aura compris ainsi comment René Fréreux a été en maître à mes côtés tout au long de ma propre vie intellectuelle. D’abord en dispensant à ses étudiants un enseignement toujours passionnant, quelquefois fascinant, et en me donnant personnellement un conseil décisif qui ouvrait sur des horizons infinis. Puis en me permettant d’enseigner à l’Université une discipline qui est le fer de lance de la rationalité. Enfin en m’accompagnant secrétement dans l’investigation de cette étoile double encore mal identifiée qu’est à notre firmament philosophique le couple formé par Jean Cavaillès et Albert Lautman.