Controverse

Camille Tarot, professeur de sociologie à l’Université de Caen, a publié en 2008 aux éditions La Découverte une somme de 911 pages intitulée Le Symbolique et le Sacré. Théories de la religion, avec une Préface de Lucien Scubla. Ce livre présente aussi le plus grand intérêt pour le philosophe. Il est d’abord une immense confrontation entre les théories de la religion de Durkheim, Mauss, Eliade, Dumézil, Lévi-Strauss, Girard, Bourdieu et Gauchet. Puis, à partir de cette confrontation, il énonce les premiers éléments d’un nouveau modèle unissant les contributions les plus solides parmi celles qui sont proposées par ces auteurs.

Durkheim a établi que la religion se définit comme rapport au sacré. Mauss a montré que les rites et les mythes où s’exprime ce rapport sont à comprendre comme systèmes symboliques. S’emparant de ce symbolique, Lévi-Strauss a tenté d’en obtenir une dissolution du sacré qui, à la limite, serait une dissolution de la notion même de religion dans le concept de pensée (sauvage ou scientifique). Avec René Girard, le concept de sacré a fait son retour dans la théorie, couplé à la violence dont témoigne le mécanisme du bouc émissaire mis en évidence par Frazer. Dans la situation problématique produite par ces antagonismes, Tarot définit la religion comme système symbolique du sacré. Ainsi retrouve-t-il d’abord le double héritage systématique de Durkheim et Mauss. De surcroît il oppose Girard à Lévi-Strauss dans une véritable libération du structuralisme respectivement à ses présupposés saussuriens. Le structuralisme saussurien est en effet astreint au principe d’immanence qui réduit le signe au couple signifiant-signifié, d’où « une perte du référent » (p. 561) avec pour corollaire « le principe structuraliste de clôture du texte » (p. 315). Renversant cette clôture, Girard lit dans la littérature universelle un témoignage accablant sur la collusion de la violence et du sacré.

Dès sa publication Le Symbolique et le Sacré a suscité le plus vif intérêt. L’un des objectifs que s’y fixait son auteur était de relancer le débat théorique en anthropologie, un débat qui avait été des plus animés aux beaux jours du structuralisme mais qui, depuis, avait eu tendance à s’étioler ou à se disperser en soliloques. Et on peut dire que ce processus de réamorçage est d’ores et déjà engagé. Les Archives de Sciences sociales des Religions ont eu l’idée d’une lecture à plusieurs voix du livre de Tarot sous la forme d’un Cahier spécial à paraître prochainement (auquel nous contribuons dans une étude intitulée « La thèse de Tarot-Tesnière »). Le 25 juin 2009, l’Institut Européen de Science des Religions, composante de l’Ecole Pratique des Hautes Etudes, a organisé une journée d’étude sur Le Symbolique et le Sacré en présence de son auteur. Elle réunissait les contributions de sociologues comme Alain Caillé, Erwan Dianteill, François Gautier, Roberte Hamayon, Lucien Scubla et Jean-Paul Willaime, ainsi que celles de philosophes comme Philippe Gaudin et Philippe Portier. Ce fut une journée très réussie dont on trouvera le programme complet en annexe.(annexe à venir)

 

Sur la suggestion de la SNPhi, nous en tentons ici un petit compte rendu, sans pouvoir être exhaustif.

 

L’impression générale produite par cette journée a été celle d’un vrai débat scientifique et philosophique. Tous les conférenciers ont fait un éloge du livre, où ils n’ont pas dissimulé leur admiration, mais cela ne les a en rien empêchés de lui adresser les objections les plus serrées, dans un esprit d’entière liberté intellectuelle et d’exigence théorique sans concession.

 

Du côté des sociologues, la répartition de l’actif et du passif était très nette. Autant les collègues de Tarot étaient d’accord pour le suivre dans son entreprise de réunification du symbolique et du sacré sous le double patronage de Durkheim et de Mauss, autant  un quasi-consensus critique était  sensible sur le rôle que Tarot accorde maintenant à Girard. Mauss étant mort en 1950, Gautier se dit frappé du fait que 1949 et 1950 voient se succéder La part maudite de Bataille et l’ « Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss » de Lévi-Strauss. La réception de Mauss par Lévi-Strauss pose le problème de ce que l’on peut attendre du symbolique ; mais si le sacré doit être pensé de pair avec la violence, plutôt que de suivre Girard sur ce chapitre, Bataille n’offre-t-il pas une théorie plus affine à celle de Mauss, dans le cadre du Collège de Sociologie où se trouvait aussi Caillois, auteur de L’Homme et le Sacré ? Dianteill réitère les critiques de Girard formulées par Luc de Heusch et se réclame d’une sociologie dans le sillage Roger Bastide. Caillé regrette la période où Tarot avait développé une analyse de la religion comme triple alliance : alliance « horizontale » entre contemporains, alliance « verticale » entre hommes et puissances sacrées, « alliance » temporelle entre générations. Dans ce cadre s’énonçait ce que Caillé tient pour une véritable loi de Tarot :  la loi de transformation du don archaïque intra-ethnique en don à l’étranger. Face au quasi-consensus évoqué, Scubla se montre, comme dans son admirable Préface, d’un irénisme leibnizien. Il distingue chez Girard trois thèses principales : théorie du désir mimétique, théorie de la violence fondatrice du mécanisme victimaire, lecture biblique de la littérature universelle. Il peut alors plaider pour un usage sélectif de Girard n’y retenant que la généalogie explicative de ce que Durkheim devait accepter comme simple donné. Il replace le structuralisme dans son creuset, à l’époque héroïque où Lévi-Strauss et Lacan étaient réunis par le recours au mathématicien G.-Th. Guilbaud. Il peut alors se contenter de rappeler la double division du village Bororo tracée par Lévi-Strauss lui-même dans Tristes Tropiques pour y déceler l’opposition sacré/profane de Durkheim (1) . Opposition qui n’est que la première disjonction du polynôme booléen :


profane ou [sacré & (pur ou impur)]

où l’on vérifiera que le formalisme structuraliste le plus pur est parfaitement compatible avec l’analyse de Durkheim dont il n’est en somme que l’armature algébrique. Comme on le constate, la controverse a ainsi rejoint l’empyrée des disputes les plus savamment sophistiquées.

 

Du côté des philosophes, l’intérêt s’est porté principalement sur le rapport de Tarot à Gauchet quant au théologico-politique. Gaudin souligne l’opposition entre l’idéalisme kantien où se tient Gauchet par son allégeance à une forme de transcendantal, et le réalisme où se rejoignent Tarot et Girard. Portier discute la conception unitaire de Tarot en s’inspirant de Popper, Léo Strauss et Rawls.

 

Face aux multiples objections formulées au cours de la journée, Tarot a fait la preuve qu’il maîtrise l’art de la disputatio sous sa forme orale aussi bien que sous la forme écrite illustrée par le grand débat qu’il a lancé dans son livre. Il faut espérer la publication du travail de cette journée.

(1) Dans sa Préface, Scubla montre comment ce paradigme du village Bororo conduit aussi, par transformation structurale sur l'opposition prêtre/sorcier, à la généalogie girardienne du sacré.