Le philosophe allemand Peter Sloterdijk n’a pas son pareil pour transformer les concepts philosophiques en personnages historiques. Dans son livre écrit en 1994, « Si l’Europe s’éveille », il s’agissait de relier la vogue de l’existentialisme et des philosophies du « néant » de la « déconstruction » et de la « fin de la philosophie » à la minorité géopolitique où s’étaient retrouvées la France et l’Allemagne dans l’après-guerre. Le premier état de l’Union Européenne, l’Europe de Bruxelles, exprimait cette impuissance. Il était temps cependant de prendre la mesure du projet post-impérial et fédéral européen plein d’avenir, si l’Europe savait se hisser à la hauteur de sa mission historique.
Avec sa « Théorie des après-guerres, remarques sur les relations franco-allemandes depuis 1945 », texte d’une conférence tenue l5 novembre 2007 dernier, il revient, à l’occasion de l’anniversaire prochain de la rencontre à Reims, le 8 juillet 1962, du Général De Gaulle et du chancelier Konrad Adenauer, sur la relation franco-allemande et sur le désamour qui semble, à présent, la marquer. A propos des réactions d’une partie de la gauche française lors du Référendum sur la constitution européenne, il écrit, amer, « quiconque appréciait et aimait la belle France et sa culture caractérisée par l’art de vivre et la générosité faisait bien, à l’époque, poussé par le chagrin qu’inspirait le niveau généralement pitoyable de la propagande « noniste », de déposer le manteau du silence sur ces phénomènes ».
L’occasion et le pivot de cet ensemble de réflexions fort suggestives lui est offert par les travaux d’Heiner Mühlmann (1) qui prend appui sur l’analyse du stress « pour expliquer la possibilité de cohésion sociale sous l’effet d’une charge extrême » en l’occurrence l’entrée ou la sortie d’une guerre. Sous le sens obvie, le terme « l’après-guerre » en vient à signifier non pas un laps de temps qui serait derrière nous, mais une tâche cruciale, un problème psycho-historique, celui, pour chaque belligérant, de sortir avec succès de sa victoire ou de sa défaite, en révisant le « décorum » qui y était lié. « Les « cultures sont dans ce sens des entités dont la continuité est assurée à l’horizontale par la capacité à la MSC [Maximal Stress Cooperation ou mise en forme du stress allant vers le succès] et à la verticale par des procédures de mise en forme mnémo-actives (en d’autres termes, la constitution de tradition par le biais de l’éducation) ». Cette réflexion sur la gestion des conséquences d’un conflit rejoint celle d’un Habermas et d’un Jean-Marc Ferry concernant la place au cœur de l’Europe d’une « éthique de la reconstruction » s’enracinant dans le traumatisme de la violence en particulier franco-allemande.
La vitalité et la viabilité d’une communauté politique dépendrait en particulier « de la capacité toujours vigilante à tirer les bonnes conséquences des résultats de leurs conflits armés, tout particulièrement de leur défaite », « pour autant qu’ils ne se réfugient pas dans les dénégations, les ressentiments et les échappatoires qui les accompagnent ».
Cet axe de réflexion est l’occasion de réflexions fort suggestives sur l’Italie de 1920 et la montée du fascisme et bien entendu sur le processus de reconstruction allemand et de travail sur soi lié à la « culpabilité allemande », qui semble pour notre auteur être arrivé à son terme positif. Preuve manifeste en serait la nomination d’un allemand à la tête du Vatican.
Cependant, ce sont ses aperçus sur la réaction française à sa « drôle de victoire » de 45, sur la nature et les effets de ses mythes compensateurs, qui retiennent l’attention du lecteur français. La critique de l’aspect néo-impérial du Gaullisme, de la prétention de la « Grande Nation » à être une seconde « Maison Blanche », du caractère « héroïque » du « présidentialisme » de la Vème République permet à l’auteur de souligner certains aspects dangereux de l’expérience Sarkozy. « Même affaibli, l’héritage du gaullisme constitue un risque incalculable pour l’Europe ». Cependant l’auteur marque une certaine mansuétude pour l’œuvre européenne de l’homme de Colombey. L’aspect délibéré d’un tel « beau mensonge » ne lui échappe pas.
Il est beaucoup plus sévère pour le versant de gauche de la gestion du « stress » post-traumatique qui a précipité sa « décomposition intellectuelle » présente. « La nouvelle nullité théorique du camp de gauche en France et sa complète désintégration pratique constitue un champ de réflexion non négligeable pour l’historien des mentalités et des idées ». « On parle depuis un moment du naufrage de la grande nation, comme si la France était, par une nuit froide, entrée en collision avec un iceberg ».
Cette situation trouverait son origine dans le dispositif, symétrique du gaullisme, adopté par la pensée de gauche pour parer aux conséquences de 45. Victoire de Sartre contre Camus, primat de l’épopée contre la mesure des limites humaines, célébration d’un cocktail d’activisme et de discours hypercritique : la « French Theory » naguère encore triomphante en serait le paradigme. En son cœur : « la haine triomphale de soi et l’agression hyper-morale contre les traditions nationales et bourgeoises. ». Sa fonction : un dispositif servant « percer à jour et à condamner les situations établies comme si [soi-même] n’y avait aucune part », bref la théorie de la « mauvaise foi » sartrienne retournée contre son auteur.
Cependant le camp du « socialisme réel » a, depuis longtemps, perdu l’URSS et ses mensonges, le décalage entre le discours et la réalité est devenu intenable. Non sans courage, ni succès, la gauche française s’est impliquée dans la décolonisation, dans la promotion de l’Europe, de l’économie et de la société de marché, bref, du capitalisme. Pourtant le travail de deuil n’a pas été effectué, tant il semble contraire aux réflexes hérités. Au final, « la gauche du pays n’a plus produit depuis bien des années de livre véritablement riches en idées – sans parler de perspectives et de personnes nouvelles. Ce qui est resté, c’est uniquement l’attitude romantique et polémique de base qui pousse ses adeptes à jurer, comme au bon vieux temps, par le militantisme et la différence ».
Regard suggestif d’un étranger sur un pays qu’il apprécie et qu’il connaît ? Morgue habituelle de l’Allemand qui prétend faire la leçon philosophique à un peuple qui sait faire des révolutions mais ne sait pas les penser, même si l’auteur, par une dernière ironie, qualifie de « salutaire prise de distance mutuelle » la fin entre nos deux pays d’un rapport fatal de « rivalité mimétique » ? L’histoire est rusée et sans doute le processus politique en cours en France est plus compliqué que cette vue critique. Mais ce livre, ici brièvement présenté a le mérite de nous rappeler cette leçon : il n’y a pas de politique sans souci de la vérité. Sans doute beaucoup plus que les Allemands, les Français n’en ont pas fini avec leur « après-guerre ».
F. Lelièvre
Philosophe,
Caen le 6 février 2009.
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