A la recherche du temps perdu. Lecture publique. Septembre 2013.

INTRODUCTION

Qu’on se rende à l’évidence : A la recherche du temps perdu est une somme inrésumable …. Nous pouvons quand même en dire quelque chose : la Recherche  est le récit d’un apprentissage : l’apprentissage des signes émis par des objets, des personnes, des matières. Le monde des Verdurin émettra des signes autres que ceux du monde des Guermantes et les signes de l’amour constitueront, eux aussi, un monde unique, même si ces mondes différents se chevauchent parfois, s’intercalent ou se séparent…C’est ce travail de déchiffrage et d’interprétation qui fonde l’œuvre de Proust.

A la recherche du temps perdu est une recherche de la vérité.

Proust écrit à J Rivière : «  j’ai trouvé plus probe et plus délicat comme artiste de ne pas laisser voir, ( dans les premiers livres de la Recherche) de ne pas annoncer que c’était justement à la recherche de la Vérité que je partais, ni en quoi elle consistait pour moi. »

Dans cette lettre, Proust écrit Vérité avec un v majuscule et recherche en minuscule.

Nous ne sommes pas dans le factuel de l’historien ; il s’agit  de la vérité des sages, des métaphysiciens. Et cette recherche là se donne à lire , non dans un ouvrage de pure spéculation, mais dans un roman que l’on peut qualifier de roman philosophique ; une œuvre d’art, un organisme complexe où prolifèrent différents récits, celui de l’amour, de la mondanité, de l’homosexualité, et des méditations sur la mort, le morcellement du sujet humain mais ces dernières comme fondues dans le tissu narratif.

Le chemin initatique recouvre les 7 volumes de la Recherche, 7 livres comme autant de stations d’un itinéraire vers la justification de la vie par l’art. En effet, c’est dans Le temps retrouvé que se redéploie et se redistribue tout ce dont il a été question dans les livres précédents et trouve sa résolution dans la révélation esthétique qui amènera le narrateur à l’écriture. Le travail de l’artiste, nous dit Proust, « est de recréer la vraie vie par le retour aux profondeurs où ce qui a existé réellement gît inconnu de nous ».

Et le temps , par la dimension subjective de la mémoire, par le souvenir involontaire, ce hasard formidable qui fait violence parce qu’il force à penser  (d’abord pour le narrateur), le temps est la condition indispensable pour descendre dans ces profondeurs … et la toile romanesque n’est là que pour servir de matière à cette connaissance véritable.

Nous voyons donc le narrateur avancer dans le temps, il cherche le bonheur et le sujet d’un livre à écrire. Au delà des erreurs et des errances, il n’a de cesse dans l’amour, dans les rapports sociaux, dans la nature, de déchiffrer les signes, de découvrir des lois….Et c’est lorsqu’il aura traversé le temps perdu, surmonté épreuves et malentendus, que le sujet de son œuvre se révélera à lui : sa vie vécue, mais transmuée par le prisme de l’imagination poétique ; sa vie passée, mais illuminée par l’approfondissement des sensations, la fulgurance de la réminiscence et la puissance de la métaphore.

Et nous, à notre tour faisant l’expérience de la lecture de la Recherche, nous pouvons dire que nous assistons non à la naissance, mais à la construction, tout le long de l’œuvre, d’un écrivain.

A l’ombre des jeunes filles en fleurs est donc le 2ème livre de la Recherche (après du côté de chez Swann ) ; il est fait de 2 parties . La 1ère partie s’appelle « Autour de Mme Swann ». Nous y voyons le narrateur  pénétrer dans la vie, jusque là mystérieuse, de Gilberte dont il est amoureux ; il entre dans le sanctuaire des Swann où il rencontrera le grand écrivain Bergotte. Il aura vu aussi, pour la première fois,  la grande tragédienne La Berma jouer Phèdre … Tous ces évènements seront à la source de désillusions, de désenchantement, pour ne rien dire de la rupture avec Gilberte, qui nous vaut de très belles pages sur les progrès du détachement du narrateur et de la séparation définitive.

La 2ème partie, celle qui nous occupe, s’intitule « Noms de pays : le pays ». Ce titre fait référence à un autre titre qui se trouve à la fin de  Du côté de chez Swann  : « Nom de pays : le nom », c’est comme si nous avions une espèce de dyptique qui survole finalement toute l’œuvre de la Recherche… Dans « Nom de pays : le nom », Venise, Florence, Balbec se prètent pour le narrateur à un déploiement de réveries poétiques engendrées par leurs noms. Les lieux, nous dit-il, « prennent quelque chose de plus individuel encore d’être désignés par des noms (….) des noms comme en ont des personnes ». Ainsi Balbec est grosse de  ses tempêtes rugissant au pied d’une église persane.

« Noms de pays : le pays » annonce explicitement un progrès dans la connaissance des réalités… Réalités qui font voler en éclat « le nom » que le narrateur ne peut plus tenir hermétiquement clos et lourd d’images et de désir : « le tramway, le café, les gens qui traversent la place de Balbec, la succursale du comptoir d’Escompte (…) s’étaient engouffrés à l’intérieur des syllabes qui ne cesseraient plus jamais de les contenir ».

Le narrateur fait l’apprentissage de la vérité, celle des noms entre autre,  et nous aurons bientôt, dans quelques semaines, une illustration de sa lente prise de conscience de la non-coïncidence des noms et des personnes.

Il lui faudra faire le deuil de la réverie sur le nom de Guermantes par exemple, à mesure qu’il pénétrera la réalité du milieu Guermantes ; en attendant (mais ça c’est dans beaucoup plus tard) la réconciliation des 2 termes, lorsque le narrateur ne fera presque plus qu’un avec l’écrivain.

Donc, le narrateur arrive à Balbec …Balbec est en quelque sorte la première marche qui permettra au héros d’accéder au royaume des Guermantes …

C’est dans la petite ville normande que le narrateur va croiser Charlus, un Guermantes,  Robert de St Loup, un Guermantes aussi. La grand mère du narrateur y rencontre une ancienne amie de couvent qui n’est autre que la marquise de Villeparisis, qui est, toute marquise déclassée qu’elle soit, une Guermantes, qui introduira plus tard notre héros près de la duchesse de Guermantes, Oriane….On l’y suivra en effet dans quelques semaines…..

Pour l’heure, le narrateur est amoureux de la petite bande des jeunes filles en fleurs.
Il en prend connaissance d’abord de loin, «  à l’extrémité de la digue » . La petite bande, c’est d’abord une tâche de lumière sur fond d’azur ; qui se difracte et se fragmente peu à peu aux yeux du héros sans qu’aucun visage encore ne s’individualise ; plutôt « un flottement harmonieux, la translation d’une beauté fluide, collective et mobile ». Et le désir du jeune homme flotte aussi, va et vient entre elles toutes, continue à les réunir, à les méler ; poursuivant obstinément leur être fugace, jeunes fleurs apparaissant-disparaissant, interrompant la ligne du flot. Un peu plus tard, de cette «  lumineuse comète », se détachera Albertine.

Par la description de la petite bande que nous en fait Proust, nous sommes déjà  dans l’atelier du peintre Elstir, l’une des grandes figures artiste de la Recherche. L’apparition des jeunes filles en fleurs « telle Vénus au milieu de la mer » ( Butor ) capte le regard avant même toute connaissance, toute déception. Cela a la puissance d’une vision.

Lumière et métamorphose, c’est ce que le narrateur voit devant les tableaux d’Elstir. Il sent comme une possibilité pour lui « de s’élever à une connaissance poétique », « de voir la nature telle qu’elle est, poétiquement » et non telle que notre intelligence nous la montre… Les toiles d’Elstir défient l’intelligence et ses jugements…Une autre réalité apparaît, non moins réelle que celle que nous croyons connaître. Poésie et métaphores surgissent et s’imposent au regard du narrateur qui en sera radicalement changé.

Et dans l’atelier du peintre, « ce laboratoire d’une sorte de nouvelle création du monde », le jeune homme se sent «  parfaitement heureux », il ressent une pure joie que l’on pourrait rapprocher de celle que le héros ressent devant les 3 clochers de Martinville , les 3 arbres d’Hudimesnil, celle aussi qu’il ressent lors de la scène de la petite madeleine, celle-ci faisant rejaillir le monde de Combray, la quintessence de Combray pourrait-on dire.

Mais avec les 3 clochers ou les 3 arbres, nous ne sommes pas dans la réminiscence, du moins le narrateur a un doute,  nous serions plutôt dans le registre de l’impression ;  il s’agit  d’un appel à lui adressé, d’une rencontre mystérieuse qui déclenche une extase profonde. Rencontre manquée, cependant.

Il ne comprend pas encore le sens de cette extase. Il sait que s’il en pénétrait sa signification, « alors il pourrait commencer enfin une vraie vie », nous dit-il. Mais cela reste opaque et il reste encore beaucoup de chemin à parcourir, beaucoup de pages à lire avant la révélation, avant que le narrateur se décide pour de bon à éclaircir le mystère de cette félicité….

La voiture l’emmène, les arbres s’éloignent et la tristesse le gagne «  comme s’il venait de perdre un ami, de mourir à lui-même, de renier un mort ou de méconnaitre un dieu. »

Retournons à Balbec ; le narrateur compte sur Elstir pour le présenter à la petite bande puisque celui ci est lié aux jeunes filles. Entre temps, il aura fait une double découverte : le portrait d’Odette en « miss Sacripant » peint par un Estir qui jadis se faisait appeler chez les Verdurin Mr Biche.