Comment faire un monde ?
Enquête sur la IIIe Symphonie de Mahler
L’été 1896, Gustav Mahler s’est retiré dans son Häuschen de campagne, à Steinbach, pour y achever la composition de sa monumentale Troisième Symphonie, qu’il avait interrompue depuis la fin de l’été précédent. Le 29 juin 1896, il écrit à Mildenburg : « Ma Symphonie sera quelque chose que le monde n’a encore jamais entendu ! Toute la nature y trouve une voix pour raconter quelque chose de profondément mystérieux, quelque chose que l’on ne devine peut-être qu’en rêve ! Je te le dis, certains passages m’effraient presque. Il m’arrive de me demander si réellement cela devait être écrit… ». Cet effroi vaut tout particulièrement pour le premier mouvement, le plus long jamais écrit par Mahler : « Aujourd’hui, avait-il dit au début de l’été, je me suis rendu compte avec effroi que le premier mouvement durerait une demi-heure, plus encore peut-être. Que va-t-on dire de cela ! On ne me laissera pas un cheveu sur la tête ! ». Conformément à cette prévision, ce mouvement a toujours été jugé informe, décrié pour sa monstrueuse disproportion, considéré comme une sorte d’immense « pot-pourri » symphonique dont la structure globale semble se dissoudre dans l’hétérogénéité du matériau.
Ce morceau est au contraire le plus emblématique de l’art symphonique mahlérien ou, comme dit Adorno, l’« Urphänomen mahlérien par excellence ». Il porte en effet à son expression la plus transparente le contraste qui est la forme générative de la symphonie mahlérienne. Qu’est-ce qu’un contraste ? Comme le philosophe A. N. Whitehead l’a par ailleurs montré, le modèle du contraste est la différence de potentiel, par exemple la différence d’altitude entre deux points du lit d’une rivière : c’est par cette différence entre le haut et le bas que coule le courant d’eau. De manière analogue, le flux symphonique chez Mahler coule entre le haut et le bas, c’est-à-dire entre le « grand style » héroïque, sublime, grandiose de la symphonie romantique qu’il exténue et les « banalités » populaires qui font soudain irruption, à l’improviste, au plus fort du développement musical, pour le briser du dedans : clichés, rengaines, marches militaires, ländler, répertoire folklorique provincial ou local. Quel est le sens de ce contraste formel haut/bas, entre musique savante et musique populaire ou vernaculaire, entre la grandiloquence et le grotesque, entre gravité et légèreté ? Quel est en particulier le sens de cet élément anarchique de banalité, qui a tant été honni chez Mahler ? Si on est certes loin de la naïveté de la première approche romantique des sources populaires de la musique, telle qu’on la trouve par exemple chez Beethoven, la banalité ne doit cependant pas s’entendre « au second degré », avec ironie ou nostalgie, comme une interprétation postmoderne de l’art de la citation pourrait le laisser penser.
Il s’agit de mener l’enquête, en relevant les indices de cette différence de potentiel dans la vie même de Mahler, et les correspondances secrètes entre la vie et l’œuvre. Le sens de ce contraste est-il en effet purement cosmogonique ? Mahler écrit à propos de la IIIe : « Le terme « Symphonie » veut dire pour moi : construire un monde avec tous les moyens techniques existants ». Se sentant « comme un instrument dont joue l’univers », Mahler s’exprime alors en disciple de Schopenhauer : levant le voile de Maya des apparences, la musique est l’expression la plus directe du vouloir-vivre autotélique qui est la substance du monde. Le programme final de la IIIe présente un mouvement d’élévation cosmique, de bas en haut : il parcourt tous les degrés de l’Être, des rochers aux fleurs, aux bêtes, à l’homme, aux anges, jusqu’à l’amour divin de l’adagio final et, ce faisant, donne l’expression symphonique exacte des idées cosmomusicologiques de Schopenhauer, quand celui-ci écrit par exemple : « l’animal et la plante sont la quinte et la tierce mineures de l’homme ; le règne inorganique est son octave inférieure ».
Mais cette lecture romantique au premier degré n’est pas satisfaisante : si elle fait certes droit au contraste entre la Terre et le Ciel comme force cosmogonique, elle laisse cependant de côté l’élément de banalité. L’œuvre est en réalité hantée par la vie intime de l’homme qui voudrait disparaître derrière elle. Le 28 août 1910, Mahler, travaillé par la jalousie envers Alma et par l’impuissance sexuelle, rencontrera brièvement Freud, dans le salon de l’hôtel « La Tête de Turc », à Leyde. L’entretien entre les deux hommes sera l’occasion d’une soudaine réminiscence : le petit Gustav, témoin involontaire d’une scène brutale entre ses parents, s’échappe, descend dans la rue, tombe sur un orgue de Barbarie égrenant la célèbre rengaine « O, du lieber Augustin… ». Rapporté par Ernest Jones, le commentaire de Freud humanise le contenu manifestement cosmologique de la symphonie, en donnant un sens psychique complexuel à la structure haut/bas : « Selon Mahler, cette conjonction soudaine de haute tragédie et d’amusement de bas étage devait dès lors rester définitivement ancrée dans son esprit, et chacun de ces états d’âme, à l’avenir, invariablement provoquer l’autre ».
Mais cet indice biographique ne doit pas servir à affaiblir la musique, c’est-à-dire à faire la genèse d’une imperfection ou d’un défaut structurel, comme si elle était entravée par une sorte de compulsion de répétition. La place de l’enfance dans la musique de Mahler est certes nodale, mais s’agit-il vraiment, comme Freud et Theodor Reik le suggèrent, de souvenirs d’enfance personnels qui le hanteraient comme des mélodies entêtantes ? Les marches de l’armée autrichienne, les fanfares et les sonneries qui, sortant de la caserne voisine, impressionnèrent le petit Gustav, n’entrent-elles pas plutôt dans sa musique comme des blocs d’enfance, réalisant un devenir-enfant étrange et subversif de toute la symphonie ? Essentiellement ambiguë, la musique de Mahler oscille entre la gravité adulte de l’enfant et la mièvrerie infantile de l’adulte. C’est alors tout le sens de l’humour mahlérien, dans sa gaieté scandaleuse, qui se fait jour. La banalité n’est pas ironique, mais relève d’un humour de minorité, de l’humour juif, de l’humour d’apatride propre à Mahler. Entre 1895 et 1896, Mahler a un moment pensé appeler sa Symphonie : Meine fröhliche Wissenschaft, « Mon Gai Savoir ». Sa fidélité est surtout à l’esprit du Zarathoustra de Nietzsche, dont il utilise le Poème de Minuit pour son quatrième mouvement (« O Mensch… »). Nous voudrions ainsi montrer que, sous l’apparence trompeuse d’une stricte leçon de cosmologie et par le biais de la situation politique de Mahler, le premier mouvement de la IIIe est le vecteur d’une puissante transmutation du nihilisme qui est l’œuvre la plus propre du compositeur. Le contraste entre le haut et le bas, entre le noble et le vil, entre le populaire et le savant, est alors transfiguré dans un jeu cruel dont Bakhtine et Adorno peuvent déterminer les enjeux politiques.
Frédéric Bisson