TITRE : Le songe d'Eichmann  AUTEUR : Onfray Michel

DATE DE PARUTION : 2008 Appréciation générale  : 

Philosopher à coups de balai ?

Le lecteur l'a peut-être oublié, Adolf Eichmann, le responsable du transport des victimes de la « solution finale », invoqua, lors de son procès à Jérusalem, le nom de Kant et son impératif catégorique. Cette anecdote, déjà commentée par Hannah Arendt  (1), est l'occasion d'une courte pièce de Michel Onfray le Songe d'Eichmann précédée d'un texte introductif intitulé Un kantien chez les nazis (2).

Et si Eichmann avait parfaitement compris le philosophe de Könisgsberg ? Sur l'un des sujets les plus graves qu'ait à affronter la conscience humaine,  sans jamais un seul mot pour les victimes du criminel, le Songe d'Eichmann célèbre l'alliance de l'outrecuidance et de la farce.

L'argument dejà bien usé d'un Kant servile et dévot vise trois objectifs. Parvenir à disculper Nietzsche de toute liaison dangereuse avec le nazisme en attribuant à Kant « un arsenal philosophique compatible avec la mécanique du IIIème Reich »(3). Tuer la « vache sacrée » du camp « républicain », en posant l'équation fatale : nazisme égale kantisme égale christianisme. Défendre enfin « les petits et les sans-grades », et à la fin Eichmann lui-même, c'est-à-dire tous les lecteurs de bonne volonté de Kant.

« Nul besoin d'être philosophe de formation ou de profession, rompu aux lois de l'épigraphie dans la discipline, écrit l'auteur, pour disposer du droit de lire un ouvrage signé Platon, Descartes ou Kant ». Eichmann aurait donc très bien lu Kant et c'est sans aucune vergogne que Michel Onfray fait la leçon à Hannah Arendt, à Michel Foucault et Simone Goyard-Fabre. Kant donnerait « à l'idéaliste, au spiritualiste et au chrétien » « l'illusion de pouvoir penser comme le pape, tout en disposant du luxe de pouvoir s'exprimer dans une autre langue, en l'occurrence le verbiage de l'idéalisme allemand, de la logorrhée universitaire qui produit des fumées mentales si chère aux tenants de la philosophie dominante ».

A la fin d'un dialogue à la teneur désolante, Eichmann, campé en un brave homme obligé de nourrir sa famille et auquel la « Critique de la raison pratique » et son père ont inspiré le respect de l'ordre et de l'autorité, lancera à Kant cette formule immortelle : « c'est très bien le monde des idées, mais les idées et le vie, ça fait deux. On dirait que le réel ne vous intéresse pas, que vous lui tournez le dos, comme pour le punir d'être ravagé par ce que vous appelez (il hésite)... le « mal radical » je crois. Nietzsche [que l'auteur a placé, tel un héros, dans un coin du décor] acquiesce ». Et Kant, soudainement terrassé par la force du propos, de battre sa coulpe et de déclarer :« je suis coupable d'avoir fait une philosophie impraticable » - plus loin - « j'ai construit un système trop étroit et trop contraignant pour contenir la vitalité du monde ». Mais notre piétiste n'en est pas quitte pour autant car le christianisme aurait été, c'est bien connu, l'allié zélé du nazisme. « Hitler lui-même se réclamait du Jésus de Saint Luc qui chasse les marchands du temple avec une fouet »...

Incrédule, le lecteur demeure consterné et interdit. Répondre à de tels propos n'est-ce leur donner du poids ? Kant a-t-il vraiment besoin de défenseurs ? La tradition « humaniste » de l'école certainement !

C'est le nazi Baldur Von Schirach qui s'exclama à la tribune « quand j'entends le mot « culture », je sors mon revolver ! » et c'est de l'Italie fasciste que nous vint le vocable « Education Nationale », c'est-à-dire l'idée qu'au fond l'étude et la transmission d'un patrimoine, les « idées », viennent après la « vie », la mobilisation nationale des énergies. Hans et Sophie Scholl, enfin, curieusement cités en exergue par Onfray, appartenaient à un mouvement de résistance chrétien et furent incités à la révolte par leur « professeur de philosophie ». Sur leurs tracts, ils avaient, entre autres, recopié les propos d'Aristote rappelant le conseil du tyran Périandre de Corinthe : « coupe toutes les têtes qui dépassent ».

Les « têtes qui dépassent » peuvent être humbles et l'épisode Heidegger est là pour nous le rappeler. Ni la philosophie, ni les études ne préservent qui que ce soit du mal. Montaigne notait déjà, à l'inverse, la grandeur d'âme, face à la mort, de simples laboureurs qui ne savaient pas lire. Est-ce une raison pour se priver des ressources de l'étude ? A la devise conservatrice : « Ne pensez pas, obéissez ! », Kant ne répondit pas : « N'obéissez pas, pensez ! », mais : « Obéissez, mais pensez ! »

Il faut donc savoir qu'aucune sanction n'a jamais été infligée aux soldats ni aux officiers allemands qui refusèrent de participer à la « solution finale »(4) que le nazisme n'avait pas aboli les textes qui faisaient obligation aux militaires de refuser des ordres contraires à leur honneur et que l'organisation directe de l'extermination ne touchait qu'un nombre restreint de hauts responsables, triés sur le volet. Adolf Eichmann fut sans doute donc beaucoup plus motivé par un arrivisme très humain que par un antisémitisme dont il était apparemment exempt. Il y avait sans doute, certains de ses propos, lors de son procès, permettent de le supposer, une certaine exaltation à s'aventurer « par de-là bien et mal » et une certaine honte à manquer de « virilité ».

Mais la lecture de Kant réserve d'autres leçons.

Le moraliste de Könisgberg tenait l'impossibilité pour un criminel d'échapper au dictamen de sa conscience pour un « fait de la raison ». Nous parlons à présent du « surmoi ». Or, si Eichmann, face à la mort prochaine et face à ses bourreaux, usa de tous les subterfuges pour échapper à la pensée de « situations » qui, dit-il, rendaient « fou », il lui fallut bien admettre publiquement, au moins une fois, l'horreur de son acte et le caractère personnel de sa responsabilité.

Il vaut donc la peine de relire Arendt et de regarder le film - Un spécialiste - qu'ont tiré des bandes vidéos miraculeusement sauvées du procès Eichmann, Rony Brauman et Eyal Sivan (5). Ce spectacle bouleversant donne à penser au « laboureur » comme à « l'épigraphe » tout comme, sur un autre mode, le film hors normes de Nicolas Klotz, sorti l'hiver dernier, La question humaine, avec Matthieu Amalric dans le rôle principal.

« Hélas, avait écrit Nietzsche, le temps approche où l’homme ne lancera plus par-delà l’humanité la flèche de son désir, le temps où la corde de son arc aura désappris de vibrer. « Qu’est-ce qu’aimer ? Qu’est-ce que créer ? Qu’est-ce que désirer ? Qu’est-ce qu’une étoile ? » - ainsi parlera le Dernier Homme, en clignant de l’oeil ». Nietzsche nommait ce temps où il n'y aurait plus ni haut ni bas, où la démystification, le divertissement et la purification morale tiendraient lieu de pensée ultra critique, le nihilisme. Au bout du nihilisme, il prédisait le néant de la frivolité et de l'insignifiance. Nous y sommes.

Franck Lelièvre

Caen.

Philosophe.

Octobre 2008

1  Eichmann à Jérusalem, Paris, Gallimard, 1991.

2  Le songe d'Eichmann., Paris, Galilée, 2008. Les extraits cités se trouvent p. 17, 20, 82 et 84.

3  Pour une lecture plus intempestive de Nietzsche, ou pourra se reporter au livre récent de Domenico Losurdo, Nietzsche. Philosophe réactionnaire, Paris, Delga, 2008.

4  Christopher R. Browning, Des hommes ordinaires. Le 101e bataillon de réserve de la police allemande et la solution finale en Pologne, Paris, Les Belles Lettres, Collection Histoire, 1994, Michel Terestchenko, Un si fragile vernis d'humanité, banalité du mal, banalité du bien, Paris, La Découverte, 2005.

5 Lire aussi des mêmes auteurs : Eloge de la désobéissance, Paris, Ed. Le Pommier, 1999