Les idéologies sont multiples, très souvent conflictuelles et toujours renaissantes, malgré leur mort toujours annoncée avec une naïveté qui n'est battue que par les annonces de la fin du monde !
Ceci a invité depuis longtemps à s'interroger sur les mécanismes fondamentaux de leur production, ce qu'on appelle l'idéologie, au singulier, la matrice qui leur donne leur air de famille, malgré l'extrême diversité de leurs formes historiques et des contextes qui les différencient.
Or nul n'avait plus fait que le marxisme, comme théorie, pour poser radicalement la question de l'idéologie, entrouver l'infrastructure, sans que cette lucidité lui permette d'y échapper comme mouvement historique et finalement d'y succomber.
Le structuralisme de Lévi-Strauss a prétendu refonder une théorie de l'idéologie sur de tout autres bases, à partir du langage et des mythes, mais avec un succès partiel.
A la suite des critiques fondées que lui a adressées R. Girard, on se proposera de tirer la leçon de ces échecs tout en tirant la conséquence du fait que "la sortie de la religion", selon le mot de Marcel Gauchet, a été concomitante de l'émergence des problématiques de l'idéologie. Ce chassé-croisé n'est pas de hasard; il indique que la mise entre parenthèse de la transcendance, de ce qu'on appellera "la religion par en haut" oblige à reposer le problème de la "religion par en bas" (ce que n'a pas vu Gauchet), celle avec laquelle se débattent depuis un siècle, la sociologie et l'ethnologie quand elles affrontent ses relations toujours conflictuelles, toujours disputées, jamais claires, avec la sorcellerie, la magie et la thérapeutique.
On fera l'hypothèse que ce que la sociologie des religions peut apporter de plus précieux à la théorie de l'idéologie, c'est de l'obliger à prendre très au sérieux précisément ce qui est le plus "mal vu" (dans les deux sens du mot), le quadrant sorcellerie-religion et magie-thérapeutique, qui n'encadre pas des essences mais des structures historiques et par lequel toutes les sociétés tentent d'organiser le champ des forces et des passions collectives reposant, comme disait Spinoza, sur la crainte et l'espoir;
quadrant que la civilisation moderne et le progrès de la raison refoulent et donc croient avoir dépassé, mais sur l'équilibre duquel ils sont bâtis;
quadrant qui "contient " les formes élémentaires de l'imaginaire humain toujours actif et qui fournit ainsi l'infrastructure, non pas économique comme croyait Marx, mais proprement symbolique, technologique et pharmacologique des idéologies historiques comme des grandes ou des petites religions, ce qu'on peut appeler l'idéologie ou la matrice idéologique, sans laquelle il n'y aurait pas de société, pas de sujets collectifs dotés d'une identité reposant sur un système de croyances et de valeurs, ni de sujets tout court.
Camille Tarot.