Europe, la blessure d’Archimède,

Retour sur une crise.

« Appelons de nos vœux la venue des sceptiques, s’ils doivent éteindre le fanatisme ».

  1. Aron.

Résumé

            Plutôt que la déploration, cette analyse politique présente une recherche des raisons du vote français du 29 mai. Elle vise à le rendre compréhensible et utile au projet européen. Par delà les circonstances accidentelles, elle veut remonter aux causes générales et aux traits de structure qui l’ont commandé, élargissement, effets de la monnaie unique, choix initial d’une construction de l’Union par la réglementation et les marchés, pour mettre en évidence les contradictions qui furent fatales à la cause du Traité Constitutionnel. La première résiderait dans une procédure de consultation fermée qui condamnait toute critique à devenir refus de l’Europe et ne pouvait faire du citoyen un acteur de sa construction. La seconde, dans les multiples déséquilibres et l’opacité du Traité sur nombre de points cruciaux : rapports entre les pouvoirs, poids des citoyens et des Parlements nationaux face aux règles communes, procédures de coopération diplomatique et militaire, répartition entre les échanges et les droits, l’ouverture et la protection, les sacrifices et les gains. La principale enfin, dans le manque d’élan et de chair de l’Europe qui, plutôt que point d’Archimède dans une Union plus vaste, a semblé être en antagonisme radical avec la Nation et notamment avec la France, sa grandeur,  son passé et ses mythes ses citoyens et leurs souffrances. Ce travail revient pour finir sur la structure paradoxale de l’Union Européenne. « Société de nations », unies par un ensemble d’intérêts et des valeurs politiques, sociales ou morales « substantielles » communes, elle est cependant marquée radicalement, dans chacun de ses héritages spirituels ou historiques, par la fracture et le conflit. C’est en assumant cette donnée que l’on pourra faire progresser la constitution d’une communauté européenne.

       Le choix du « non » par 54,57% des électeurs français, le 29 mai 2005, est destiné à rester gravé dans les esprits. Il ouvre un moment de doute et d’introspection. Il ressemble à d’autres secousses, 21 avril, décembre 95, à présent novembre 2005, et il en préfigure d’autres. Lorsqu’il fut annoncé, il sidéra quelques instants vainqueurs et vaincus. On parla de « crise », de « traumatisme ». Pourtant le verdict était annoncé depuis plus d’un mois et, sans doute, il était prévisible.

Y a t il une raison dans l’Histoire ? Nous dirons plus simplement ce résultat inévitable et l’impossibilité qu’il en fût autrement. La faute en incomberait non au « peuple » ou à la « société française » et à ses prétendues « pathologies » mais à des responsables et à des élites qui avaient cessé de croire à l’Europe ; en l’Europe telle qu’elle est ou à l’Europe telle qu’ils voulaient qu’elle fût. Revenir sur cet enchevêtrement de contradictions fatales, c'est espérer les clarifier et contribuer peut-être à les voir un jour se dénouer. Elles ont trait au référendum, à la France et à l’Europe.

Sur « Sirius » ou au fond du puits ?

Une crise est aussi un moment de vérité. Elle porte en elle l’éclair qui déchire les apparences et qui dévoile une vérité souterraine. Elle met à nu les décalages et les dangers latents. C’est pourquoi la pensée médicale s’y est toujours intéressée. Ainsi, parlant des effets de équinoxes et des solstices, un vieux traité hippocratique affirme : « c’est en ces jours principalement que les maladies parviennent à un état de crise. Les unes ont une issue fatale, d’autres guérissent ; toutes les autres vont vers une autre forme et acquièrent une autre constitution »[1]

Quel est le moment de la victoire du non au Référendum français ? Sera-t-il fatal à l’Europe ou passager ? Les remèdes seront-ils trouvés et quels remèdes ? Nul ne peut le savoir mais ce moment, il importe d’abord de travailler à le bien regarder.

Certes, le résultat a déjà suscité une vaste littérature sur le mal français, le déclin, les résistances.[2] Certes, il jette un doute profond sur la dynamique de la construction européenne et consacre aux yeux de l’opinion internationale les difficultés présentes de notre pays, son chômage de masse, ses déficits, son apparente incapacité à se réformer sans violente secousse. Certes, il souligne le discrédit de nos élites. Mais l’Union en a vu d’autres. Une conjoncture se retourne. La passe dangereuse peut être provisoire. A trop critiquer la France, on nourrit cette « haine de soi » qui fit peut-être un peu la crise. Rien ne dit qu’ailleurs « le ciel soit plus bleu ». Et puis, ne s’expose-t-on pas au ridicule du mot bien connu de Brecht : « puisque le peuple s’est trompé, il faudrait en changer » ? Dieu sait si la hargne et une condescendance mi méprisante, mi paternaliste, auront marqué les discours des partisans du « oui ».

Reste que l’échec est patent et significatif. Comme l’acte manqué qui insiste en se répétant, il signale, comme toutes ces crises récentes, des apories non résolues. Patent est le nombre d’électeurs qui ont refusé un texte de compromis qui semblait optimal aux responsables politiques qu'à peu de choses près, un nombre égal de Français crédite du plus de sérieux à gouverner. Comment comprendre ? Sociologiquement, on retrouve sur le front du refus le vote populaire et la « petite bourgeoisie d'Etat »[3]. Ces deux forces s’étaient déjà unies dans l’opposition résolue à une série de réformes récentes telles celle des retraites, de la sécurité sociale, ou de la décentralisation. Forte également fut l’influence de partis extrémistes et protestataires. Nationalistes d’un côté, alter mondialistes de l’autre.

A qui la faute cependant ? Une objection habituelle était de demander ce que les opposants avaient à proposer et quel était leur programme. Il aurait fallu retourner la politesse. D’où vient que les promoteurs du Traité aient été, en fin de compte, si peu convaincants ? Pourquoi n’ont-ils su provoquer l’élan des grandes causes qui balaie les inquiétudes et dissipe les réserves ? Sur le fond nos élites croyaient-elles réellement à l’Europe ? Quels espoirs exacts mettaient-elles dans cette « constitution » ? Pensaient-elles qu’elle pouvait parer aux difficultés et répondre aux attentes de notre pays ? De toute évidence, la plupart du temps, elles étaient tièdes.

Les explications courantes qui privilégient les causes accidentelles de l’échec sont bien peu convaincantes. Les consultations sur l’Europe d’ordinaire ne passionnaient pas les Français. La voie parlementaire aurait mieux convenu. Les considérations d’ordre tactique ou protestataires auraient prévalu sur la question posée. La question de la Turquie aurait pollué le débat. Les raisons du refus seraient hétéroclites. Les réponses cependant sont aisées. Pourquoi poser une question au « peuple » si l’on oublie qu’il lui arrive de la prendre au sérieux ? Pouvait-on tenir les questions d’identité pour quantité négligeable ? Comment oublier la profondeur des difficultés que traversait notre pays ? Et puis, si la tactique primait, il ne fallait pas laisser tant de champ à une mobilisation militante très active pour le « non ». Un « Traité établissant une constitution pour l’Europe » ne pouvait, quant à lui, concerner seulement les élus et la question des élargissements futurs n’était absolument pas une difficulté annexe. Ajoutons pour finir que le résultat des urnes est toujours le fruit de conjonctions improbables et qu’une victoire du oui n’y aurait pas fait exception. Les causes particulières importent peu, à la fin, le résultat est là, et qui les dépasse. « Vox populi, vox dei » ? Non pas, mais le fait est, ce 29 mai, après un débat vif et approfondi,  la voix d’un peuple sorti d’une apparente torpeur et d’une multitude d’électeurs s’est exprimée sans détour.

Cette consultation, en vérité, a valeur de ponctuation. Elle sanctionne 1 an d’un élargissement sans jour de liesse ni de congé, 15 ans de Maastricht et 5 ans d’Euro, plus de 20 années d’un tournant de la rigueur jamais encore assumé et, pour finir, 50 ans d’une construction européenne passée par le détour d’une procédure bureaucratique et toujours en quête d’une onction populaire.

Au rebours des analyses qui insistent sur le primat du court terme, nous voudrions donc y lire la rencontre d’un temps long, presque immobile, celui de l’institution, avec la temporalité accélérée d’une campagne électorale, dans le moment décisif, et, osons le dire, métaphysique, du vote ou de la sanction. Cet acte collectif aurait valeur structurale et récapitulative. Les responsables vraiment européens avaient raison qui suggéraient, partout en Europe, le même jour, une ratification solennelle par tous les électeurs ou tous leurs représentants élus dans tous les différents pays de l’Union Européenne. Mais le symbole a été refusé. Il est sans doute peu d’europhiles parmi nos responsables et peut-être peu de vrais démocrates parmi les heureux lauréats du suffrage universel. En somme, il est possible de multiplier les causes et les explications circonstancielles de cet échec. Mais il est impossible de l’y réduire. Une telle issue, « comme tous les grands événements de ce genre, remarque Alexis de Tocqueville, naquit de causes générales fécondées, si l’on peut ainsi parler, par des accidents[4] ».

Légèreté invraisemblable d’une consultation touchant l’identité nationale - sorte de saut constituant -, mais, sans un vrai travail en amont de promotion de l’Europe ni sans aucune possibilité d’alternative. Etait-ce seulement un accident ? En novembre 2003, Michel Rocard publiait un point de vue intitulé « Du bon usage d’une Europe sans âme »[5]. Pratiquement au même moment, le philosophe allemand Jürgen Habermas déclarait : « les débats sur la nouvelle Constitution ont mis à l’ordre du jour l’une de ces questions refoulées et restée jusqu’ici irrésolues, à savoir celle de la finalité du processus d’unification »[6]. Question de finalité, question de sens, perte d’âme. Rien de moins. Et puis, invraisemblable imprévoyance, singulière asymétrie. Le choix du « non » par les Français était « impensable ». Or, comme le dit avec ironie le philosophe français Jacques Rancière : « si l’on pose à un corps électoral la question de savoir s’il est pour ou contre une mesure proposée par le gouvernement, on doit bien inclure dans la proposition l’hypothèse que la réponse soit négative »[7].

Prenant appui sur ce que ce vote peut avoir de structurel et déployant plus en détail la logique des contradictions qui nous ont semblé commander l’échec, nous aurons peut-être chance d’en éclairer le sens.

« Pile je gagne, face, tu perds ».

Proposer ratification, par voie référendaire, d’un « Traité constitutionnel » pour l’Europe, c’était engager d’un même mouvement une consultation d’une forme très particulière, une prise de position sur la dynamique européenne, et enfin la ratification d’une « constitution ». Sur ce dernier point, il fallait qu’il y eût examen et évaluation d’une architecture complexe et appel, par un acte « constituant », à un vote de portée fondatrice mais dont l’échelle et les modalités variées dépassaient notre seul pays. C’était beaucoup à la fois.

Cela exposait à un enchevêtrement de contraintes et de logiques différentes qui pouvaient devenir adverses. « Droit constitutionnel », place de l’Union européenne face aux Etats-Unis, de l’Union face à la Chine, dangers du dumping social, rôle de la Banque Centrale Européenne, importance des services publics face à la concurrence, bilan de l’euro, tant de choses qui sollicitaient en même temps l’électeur ! Sa situation personnelle, ses affinités politiques, ce qu’il pouvait saisir du Traité, la politique du gouvernement, avaient aussi naturellement toute leur place. Les acteurs et les repères étaient donc multiples, brouillés et incertains. Ils étaient souvent contradictoires. Faut-il donc s’étonner si seuls, le plus souvent, les électeurs confiants dans leur avenir, pourvus d’un certain niveau de salaire et d’études, ayant à leur disposition au moins une langue étrangère, donnèrent d’abord leur accord ? Mais les partisans de l’adhésion escomptaient que, plus largement, la « mystique » viendrait sauver la « politique ». L’adhésion avérée d’une majorité de Français à l’Europe, le grand dessein national de l’après-guerre, suffirait, croyait-on, à emporter un combat incertain. L’Europe, placée en axe médian entre une procédure plébiscitaire et un acte constituant, y apporterait la flamme de son espérance. Elle insufflerait l’élan de son unité. Tant qu’il fut possible de tout nouer ainsi, tant que ce référendum parut un moment crucial pour l’Europe elle-même, la partie sembla gagnée[8].

Comme on sait, la décision changea de sens, dès qu’il parut que l’Europe et le Traité pouvaient faire deux. Dès que l’on put penser que l’on pouvait dire « non » sans cesser d’être européen sincère ; sitôt que le non put sembler même  un service à lui rendre, un choc salutaire, le refus d’un chantage, l’acte de sécession qui atteste la fierté nationale, l’espoir changea de camp. Vraie ou fausse, peu importe, l’hypothèse réussit à convaincre la frange décisive qui bascula du oui au non. Car en réalité, il s’agissait d’un conflit de valeurs : la « constitution » donnait-elle ou ôtait-elle le pouvoir aux peuples qu’elle sollicitait et unifiait ? Etait-elle la voie d’accès enfin trouvée à une Europe authentiquement « politique » ou signifiait-elle son euthanasie ? Pouvait-on accéder, sur un plan supranational, à une communauté politique qui garantît les « libertés publiques » et promût la « justice sociale » comme l’implique l’idée de démocratie libérale moderne ? Fallait-il, à l’inverse, préserver le niveau vital de l’Etat-Nation en attendant une solution plus satisfaisante ? Il est loisible de soutenir que trop d’ambiguïtés et de faiblesses, trop de contradictions, auront plutôt porté à la prudence. « Dans le doute, abstiens-toi ! » dit l’auguste sagesse. La crainte fit le reste.

Alors la procédure référendaire se transforma en piège infernal et enferma ses promoteurs dans une profonde contradiction performative[9]. Le référendum, on le sait, est une démarche, pour une part, toujours plébiscitaire. Elle noue un lien ambivalent et inextricable entre celui qui pose la question et la question posée. Plus grave, elle n’offre d’autre issue que le tout ou le rien, l’adhésion ou le refus. Elle est tenue pour cette raison comme populiste et d’essence autoritaire, à moins d’être, comme en Suisse, une « votation » fréquente et naturelle. Certes, la procédure n’est pas impropre à la ratification d’une « constitution ». Pratiquée en France, en 1946 et ou en 1958, elle intégrait fort prudemment la possibilité d’un refus. A présent, l’Union Européenne semble paralysée. Référendum contre référendum : double « non » de la France et des Pays-Bas contre double « oui » de l’Espagne et du Luxembourg. Pourtant, une étude fort sérieuse présentait l’échec de la ratification par une majorité de pays européens comme une option à très forte probabilité[10].

D’où vient que rien n’ait été réellement prévu ? D’où vient que le moyen de prendre en compte, de façon constructive, l’expression, quelle qu’elle fût, de la consultation populaire et de ses raisons n’ait pas été envisagé au niveau européen ? Singulière impéritie. Si ce n’est qu’elle révèle peut-être un hiatus constitutif entre la démarche conclusive et un acte fondateur. Entre l’expertise de la « Convention », même trempée à la légitimité démocratique et confirmée par divers moyens de publicité et de participation, et l’entrée de l’électeur en personne, on ne sut trouver l’articulation. Représentés face à représentants. La consultation mit en évidence une tension non résolue entre démocratie représentative et démocratie participative. La prétention de quelques uns à au nom de tous se heurtait au fait de ne le pouvoir que par l’adhésion de tous. Contradiction de l’expertise et de la consultation, de l’horizontale et de la verticale, du consensus et du  dissensus. savoir

Or, comme le fait finement remarquer le philosophe Jacques Rancière, « le consensus semble exalter les vertus de la discussion et de la concertation qui permettent l’accord des parties concernées. Vu de plus près le mot veut dire exactement le contraire : consensus veut dire que les données et les solutions du problème sont telles que tout le monde doit constater qu’il n’y a rien à discuter et que les gouvernements peuvent anticiper cette constatation qui, allant de soi n’a même plus besoin d’être faite[11] ». Un consensus porte sur des valeurs partagées qui garantissent à chacun l’essentiel. Il se forme par une longue délibération qui pèse soigneusement les coûts et les avantages et examine attentivement chacun de ses termes.

Dans la nasse.

Sans doute le Traité constitutionnel contenait-il des éléments cruciaux qui pouvaient et même qui devaient faire consensus. Mais il eût fallu d’abord le présenter à titre d’esquisse. Ce texte devait être réellement amendable et discutable. Il ne fallait pas qu’il apparût comme le résultat optimal d’un compromis passager. Il n’eût pas fallu tout suspendre au moment fatidique. Quand il s’agit de choses si graves, il faut pouvoir prendre son temps. Un consensus se dégage, un compromis se discute. Une constitution ne peut être un compromis. Elle fixe les règles qui le permettront. Elle donne un cadre pour réguler les désaccords.

En l’espèce, la voie parlementaire n’aurait rien résolu. Le résultat était sans mystère, la discussion sans enjeu. Et puis le biais aurait encore affaibli ce texte. Il aurait souligné combien l’Europe avait du mal à aller vers les Européens. Or, il s’agissait de réconcilier régulation et représentation. L’Europe comme « machine à directives » à la rencontre de l’Europe comme « espace démocratique ». « L’Europe des élites » en quête d’une « Europe des peuples ».

Une voie et des procédures étaient donc à inventer qui auraient respecté le moment intermédiaire de consultation vraie. Il fallait qu’apparaisse la possibilité d’un choix et d’un refus et le tracé d’alternatives crédibles et de judicieuses retouches. On l’a dit, la Convention s’y est essayée, mais elle est restée dans l’entre soi des « représentants » et des experts. Elle n’a pas su prévoir, dans son travail et dans le processus d’élaboration, le moment d’un retour véritable devant les « représentés ». Elle n’a su les rendre acteurs de leur destin. Elle leur a laissé pour toute fonction celle de porteurs anonymes de l’onction. Dire oui, en ultime fin de course. Apporter un bienfaisant « supplément d’âme ». Manquait alors une place pour la sagesse des peuples. Manquait une voie qui permît l’émergence d’une véritable communauté européenne.

Certes, répond-on d’ordinaire, l’Europe n’est pas « un » peuple. C’est une mosaïque d’Etats, de langues et d’intérêts contradictoires. La démarche était trop longue. Elle était bien trop utopique. Dans ce cas pourquoi continuer à parler d’Europe politique ? Pourquoi moquer le pragmatisme et le scepticisme anglo-saxon ? L’objectif explicite du Traité n’était-il pas de la rendre possible ? La seule issue à une situation si vertigineuse était que la bataille fût « gagnée d’avance ». Il fallait que « les jeux soient faits », qu’il y eût fort consensus et que la mystique, donc, vînt sauver la politique. Pari ou stratagème fragile.

Considérons un instant quelques uns de ses effets. Car ce n’est pas négligence ou servilité si la campagne pour le oui prit au début un tour de propagande. La carte était « forcée ». Il fallait que les partisans du refus n’eussent pas compris sa valeur. Il importait qu’ils fussent radicalement anti-européens, rétrogrades, mal informés, mal avisés, ou mal intentionnés. Et que n’a-t-on répété qu’il fallait faire preuve de « pédagogie » ! On nous a même menacés de nous faire revoter ! Comme si les Français étaient des enfants agités. On a dit et répété publiquement qu’il eût mieux valu passer par le Parlement. Tel a conseillé aux électeurs hésitants de rester chez eux. Pitoyables défenses aux effets désastreux ! Elles témoignaient du piège. Comment ouvrir et soutenir une discussion vraie, si la logique des choses imposait la réponse ? En face, il suffisait d’attaquer de tous côtés, sans être trop regardant, et de multiplier les points d’interrogation. La politique ouvre des horizons, elle se crée des espaces. Ici on manquait d’air.

Le piège fut manifeste dès que les sondages se renversèrent. Les défenseurs du Traité, pris dans la nasse, tantôt soulignèrent le magistral « pas en avant », tantôt agitèrent le péril extrême que faisait courir un refus, tantôt soutinrent qu’il ne s’agissait que d’une légère refonte et que rien de fondamental n’était changé. La fameuse « partie III » clarifiait une Europe si compliquée. Mortelle inconséquence, pitoyables défenseurs de l’Europe ! Fallait-il qu’ils l’aimassent si peu ? Encore et toujours asphyxie. La faute n’était pas de faire croire qu’il y avait ou n’y avait pas de « Plan B ». Le terrible était qu’il n’y en eût pas !

Le Traité lui-même permettait-il de sortir de l’impasse ? Pouvait-on espérer que son équilibre interne et que cette construction institutionnelle pût trancher le nœud gordien ? Au vrai, le Traité affrontait deux redoutables questions. Il voulait clarifier les compétences et articuler convenablement les niveaux nationaux et communautaires. Mais il lui fallait aussi, au niveau de l’Union, comme entre les Etats, puis entre les Européens et leurs institutions, assurer l’équilibre du principe de coopération et de celui de l’initiative individuelle. C’est ici, à notre avis, que s’est jouée la partie la plus difficile.

« Le diable est dans les détails ».

Le débat animé manifesta magistralement, à l’encontre des penseurs qui se désolent du déficit démocratique ou de l’abstention et des dangers de l’égalitarisme, de la vitalité de notre pays. Quant au « suffrage universel », associé au caractère public et pluraliste du débat, il montra son sens subversif et authentiquement libéral. « One man, one vote ». Non pas l’égalité contre toutes les hiérarchies, nivellement contre compétences, coopération contre compétition, mais le moyen de s’assurer que, dans la compétition, les chances sont égales, que délégation n’est pas confiscation et que, s’il y a obéissance, elle est consentie, temporaire et conditionnelle.

Il n’est pas un débat, pas une controverse durant cette campagne, qui n’ait obligé à porter le regard sur l’essentiel. Ces épisodes sont encore dans les mémoires, mais il vaut sans doute la peine de s’y attarder. Traité ou constitution ? Si c’était « Traité », et il semble bien que ce le fût, le pouvoir ultime de décision restait entre les mains de ceux qui composent les structures intergouvernementales, soumis aux tractations complexes des différents Etats et de leurs experts, relatif certes aux suffrages des électeurs, mais très indirectement. Si c’était « constitution » alors le texte avait valeur de pacte. Il fallait qu’on puisse n’y plus toucher. Il importait que ses fondements offrissent toutes garanties. Pouvoir législatif « partagé » entre la Commission, le Conseil et le Parlement mais comment ? Pourquoi « l’initiative des lois », c’est-à-dire des fameuses « directives européennes », était-elle refusée aux parlementaires ? Comment s’assurer qu’une majorité de rencontre, l’alliance bien comprise d’intérêts particuliers et contraires, ne contraindrait pas, un jour, l’ensemble des Européens à consentir, malgré eux, à une décision funeste à l’intérêt de telle ou telle Nation, ou pire, à celui de tous les Européens.

Ces débats n’étaient pas purement d’école ou querelles byzantines. Le souvenir récent de la seconde guerre du Golfe était là pour instruire les plus obtus. Mais ce furent les péripéties de la « directive Bolkenstein » visant à libéraliser les services qui valurent « leçon de choses ». L’accord donné par Michel Barnier et Pascal Lamy, les silences, les omissions, la gêne des responsables français, étaient déjà troublants. L’entrée en scène et les déclarations du sémillant batave firent le reste. Et puis, du côté de Bruxelles et de la décision future, chacun fut frappé par l’opacité des circuits et de l’issue. On se rendit parfaitement compte que, sans la perspective d’un vote à emporter, jamais nous n’en aurions rien su. Mais le Traité y remédiait-il vraiment ? On découvrit alors que le poids respectif des Etats dépendait de savants calculs acceptés à Nice et qu’ils étaient visiblement fort défavorables à notre pays. Raison de plus, nous dit-on, pour d’urgence voter « oui ». Or, si Nice était si détestable, pourquoi, alors, n’en avoir dit mot ? L’argument niçois répété à satiété revenait en boomerang et faisait d’affreux dégâts dans son propre camp. Et les incertitudes se multipliaient.

On s’en souvient : chacun dut devenir expert en la mesure comparée et en la pesée relative des « minorités de blocage ». Il lui fallait connaître précisément les domaines où chaque pays avait ou non « droit de veto » et comprendre pour quelles raisons. Il fallait décider si et comment la constitution était « révisable ». Chacun, pesant et repesant les prérogatives de chaque instance, y découvrait, à mesure, quantité d’ambiguïtés. L’Union européenne était-elle une structure susceptible un jour d’indépendance militaire ? Il y avait droit de veto mais le lien à l’Otan paraissait bien trop profond. D’ailleurs, le texte le consacrait et celui qui était pressenti pour devenir « ministre des affaires extérieures », M. Javier Solana, n’était autre que son ancien responsable. Le Kosovo rappelait chaque jour l’impuissance de l’Union. Quel pouvoir aurait donc un futur Président et quel poids aurait chaque pays s’il n’était assuré d’être représenté auprès de celui-ci ?

L’Europe offrait-elle réellement un rempart contre la globalisation ? La chose était obscure. Là aussi le débat fit éclore une question sur les « textiles chinois » qui datait déjà de plusieurs mois et qui semblait assez mal engagée. On verrait, après coup, un ancien commissaire et ex futur possible Président de la commission, Pascal Lamy, passer directement de l’Union Européenne à l’OMC. Même Ariane et Airbus, symboles éclatants de l’Europe, semblaient rendus peut-être plus difficiles par le Traité. Bref, ce qui aurait dû assurer la victoire était fragilisé[13].

Un texte constitutionnel organise toujours des tensions et des ambiguïtés qui rendent le système opératoire. Ici cependant éclatait au grand jour, non pas tant le caractère toujours insatisfaisant d’un compromis, mais une foule de contradictions patentes, une certaine confusion des genres, un déficit chronique dans l’efficacité, dans la transparence et la démocratisation. Par certains côtés, l’Union restait une bureaucratie céleste qui, plongée tout soudain dans l’arène politique, n’avait su ordonner ses labyrinthes. Même, il paraît douteux qu’un seul lecteur, fût-il expert, ait pu lire et comprendre le Traité en son entier. La volonté de faire de l’Union Européenne un espace public était manifeste, elle était salutaire, mais elle demeurait incomplète. Sur l’essentiel, faute d’avoir choisi entre fédéralisme et coordination intergouvernementale, l’Europe semblait encore trop marquée par la cooptation et par l’absence d’une responsabilité directe devant les parlementaires ou les électeurs. Et pourtant, il était évident que l’Union pouvait demander à chaque Européen de vrais sacrifices et que le Traité y contribuait.

Le quiproquo du libéralisme.

Délimiter précisément les prérogatives de chacun, agencer, par de subtils rouages, des dispositifs capables de délimiter et de préserver leurs droits, articuler les capacités des Etats et les intérêts des particuliers, délimiter dans quelles conditions particulières il est possible d’empiéter sur leur droits, mais pour des motifs bien précis touchant aux droits identiques d’autres personnes ou aux intérêts pressants et supérieurs de tous, équilibrer enfin les intérêts contradictoires qui constituent toute société, c’est l’objet d’une constitution. Or, depuis au moins le XVIIIème siècle, c’est le coeur du libéralisme.

Fallait-il donc enfin que cette vérité soit oubliée pour que le vocable serve, à lui seul, d’argument infamant ? Fallait-il que nos élites l’ignorent à ce point ? Qui penserait trouver sous la plume d’un Nozick, tenu pour le propagandiste zélé du capitalisme le plus sauvage, qu’il « n’est pas possible que le poids d’une vie soit compensé – et au-delà – par celui d’une autre de manière à parvenir à un bien social accru. Il n’y a pas moyen de justifier le fait que certains d’entre nous soient sacrifiés au profit des autres »[14] ?

Le Traité était donc trop libéral pour une majorité d’acteurs nostalgiques d’un Etat républicain fort ou pour ceux qui ne voulaient renoncer aux prémisses marxistes d’une transformation radicale de la société. Cependant à certains égards, il ne l’était pas assez. Il prêtait le flanc au reproche de « constructivisme » économique dénoncé par un Hayek ou un Mises. Sorte de libéralisme doctrinaire pour nouveaux convertis. Rêve d’une planification technocratique de la croissance par les échanges. L’Europe transformée en meccano pour gestionnaires utopistes. Dans un cas comme dans l’autre, presque l’exact opposé du libéralisme. Cependant le quiproquo, largement relayé par les opposants, a aussi un fondement objectif dans la notion de libéralisme.

Le cœur du débat ne se trouvait pas dans la partie III qui donnait effectivement valeur constitutionnelle à des dispositions complexes et réglementaires qui n’avaient pas leur place dans une constitution. L’objet principal du litige trônait en majesté au portique du Traité. C’était l’article I-3 du titre I portant « définition et objectifs de l’Union ». Il stipulait, suivant la formule bien connue, que « l’Union offre à ses concitoyens un espace de liberté, de sécurité et de justice sans frontières intérieures, et un marché intérieur où la concurrence est libre et non faussée »[15].

Il faut souligner décidément la redoutable limpidité d’une formule si concertée. L’Union « offre ». Elle offre ou elle impose ? Elle impose parce qu’elle suppose. Elle offre quoi ? « Un espace de liberté, de sécurité et justice » et « un marché intérieur où la concurrence est libre et non faussée ». Mais qu’advient-il si les deux finalités s’opposent et se contredisent ? Elle offre l’un et l’autre mais à qui ? « A ses concitoyens ». Sont-ce toujours les mêmes dans l’un et l’autre cas ? Les investisseurs ou les commissaires à la concurrence se soucient des conditions d’attribution d’un marché ou des situations de concurrence faussée. Mais le consommateur et l’électeur regardent certes les prix mais aussi la qualité du service et leurs propres revenus. Ils se soucient de leurs emplois et souvent, en tant qu’électeurs, de l’indépendance ou de la cohésion nationale.

C’est ici que les lecteurs du Traité furent frappés et inquiets du « deux poids, deux mesures ». Différence nette de traitement au titre des « politiques et actions internes » (Partie III, Titre III) entre les règles concernant le « marché intérieur » (III, III, 1), la « politique économique et monétaire » (III, III, 2) et –formule merveilleuse- les « autres politiques » (III, III, 3). Autres politiques qu’est-ce à dire ? Rien moins dans l’ordre que : « emploi », « politique sociale », « cohésion économique sociale et territoriale » et tout une série d’autres choses, sorte d’inventaire à la Prévert. Dans les premières, l’Union paraissait intraitable et catégorique ; pour l’emploi et la politique sociale ou la cohésion, elle était le plus souvent incitative et, au fond, fort laxiste.

Bien entendu, ceci donnait des points d’appui à la France pour protéger en particulier ses « services publics » au titre notamment de la « cohésion économique sociale et territoriale ». Mais cela offrait aussi à certains pays, très libéraux, trop libéraux, un droit strict de veto sur des points sensibles tels que le salaire minimum ou la protection des travailleurs. Cette différence de traitement renvoyait à la structure même de l’Union qui laisse sagement des marges de liberté à ses membres sur certains domaines jugés essentiels. Mais le déséquilibre exposait dangereusement à la dialectique des moyens et des fins. Avant de pouvoir répartir les richesses, il faut les produire. Il faut favoriser la croissance et la compétitivité pour espérer parvenir au plein emploi ou au progrès social. C’est le cœur de la notion « d’économie sociale de marché ». Mais qui dit que ces moyens conduisent nécessairement aux fins visées ? La concurrence elle-même est-elle juste et efficace, du fait même qu’elle est « libre et non faussée » ? Qu’est-ce qui le garantit et protège les particuliers ? L’Union, qui s’était construite contre le modèle des économies administrée de l’Est, rencontrait, à l’occasion de l’élargissement, de vieilles et difficiles questions.

La question des délocalisations, celle du « plombier polonais », les licenciements préventifs n’exprimaient pas seulement une forme de xénophobie. Elles exposaient clairement la dureté réelle de la lutte pour l’emploi dans une société ouverte. Les Français et les Allemands particulièrement, ces deux moteurs de l’Europe, avaient eu tout loisir de faire l’expérience des effets tangibles du « pacte de stabilité ». Cela faisait déjà longtemps que l’on s’inquiétait des raisons de l’atonie de la « zone euro ». Les classes les plus exposées étaient aux « premières loges ». On leur dit alors qu’il fallait travailler davantage et même se passer de Pentecôte. On observa que le Parlement, lui, fit, ce jour-là, relâche. Age quod agis. Et puis, l’Europe n’avait cessé d’être invoquée, notamment en France, pour justifier des réformes particulièrement difficiles. Or, la chose était notoire, les travaux de la Convention n’avaient permis très peu que d’avancées sur l’Europe sociale. Parlant à « Science-Po » en début de campagne, Jacques Delors dit regretter que le « Traité consolide, mais il ne donne pas d’élan ».

Comme le dit l’historien anglais Tony Judt, il y a une divergence entre deux conceptions du libéralisme symbolisées par deux acceptions du terme. Celle qui prévaut aux Etats-Unis « où le mot désigne l’extrême gauche perméable du courant politique dominant et [celle qui a cours] en Italie et en Allemagne, où le mot s’applique à l’organisation politique et aux idées des élites industrielles et commerciales »[16]. Ceux-ci voyaient, dans le Traité, triompher leurs idées. Or, le vif de la question libérale, chez un Aron, un Tocqueville, un Stuart Mill, un Nozick ou un Rawls, n’est pas tant de s’intéresser aux exigences du commerce et de l’industrie qu’à leur effets politiques et à la protection des droits de particuliers. Il faut qu’ils contribuent à la réalisation effective d’un « espace de liberté, de sécurité et justice ».

La France, par-dessus le marché.

En France particulièrement, le déséquilibre entre le sort réservé par le Traité au « marché intérieur » et à la « politique économique et monétaire » et celui qu’elle concédait aux contreparties sociales fut perçu comme crucial à cause de la faiblesse des organisations syndicales et des politiques réformistes. Celles-ci eussent pu s’emparer du texte. Elles plaidaient d’ailleurs pour la thèse d’un utile et propice levier d’action. Structurellement cependant, notre mal, on le sait, « vient de plus loin ». Il s’adosse à la place attribuée, par les habitudes et par l’histoire, à la puissance publique et à l’intervention de l’Etat dans notre pays. L’Etat, en France, pays catholique encore par tant d’aspects, est paternel. Il n’abandonne pas les siens. Il part en quête de la « brebis égarée ». Il accueille « le fils prodigue ». « Père sévère », mais toujours « juste », censé être seul capable de protéger les siens contre les intérêts particuliers et les féodalités, selon une formule célèbre, « il travaille volontiers à leur bonheur ; mais il veut en être l’unique agent et le seul arbitre ».

Le Traité heurtait donc, de ce côté, la matrice identitaire française. Il s’y heurtait mais en s’y abreuvant. Il donnait ainsi de nouvelles armes à ses adversaires. Voulant s’ouvrir sur l’Europe, on peut soutenir qu’il usait des mêmes instruments autoritaires qu’il s’agissait de corriger. Il tenait à la fois le rôle des partenaires sociaux et de médiateur. De façon toute à fait significative on avança que ce texte valait « rempart » contre le libéralisme. Nouvelle contradiction performative. Nouveau talon d’Achille. Combattre un vice mais par ce vice même, c’est le multiplier. Il a pour noms : centralisation, autoritarisme et dogmatisme.

Les infortunées victimes récentes du pouvoir d’un juge, les usagers de l’Education Nationale ou de la SNCF, ceux qui ont à passer sous les fourches caudines d’un agent du fisc ou subissent les caprices d’un « architecte des bâtiments de France », savent combien la limitation des prérogatives et la préservation des droits des particuliers n’est pas – c’est un euphémisme - une préoccupation prioritaire des institutions républicaines françaises. L’Etat républicain, d’essence foncièrement autoritaire, incarne, dans notre pays, l’intérêt général et la « souveraineté populaire ». Celle-ci sanctifie ses lois pour qu’elles deviennent « l’expression de la volonté générale ». Face à elles, face à lui, nulle résistance ne peut être pensée, sauf sous la forme d’une rébellion ritualisée : manifestations, grèves, extrémisme verbal. Enfin, la « République Française » fait de ses représentants, le corps des fonctionnaires, les garants de son unité et de son autorité. Ils en ont compris les bénéfices.

Le Traité mélangeait un constructivisme autoritaire décidé par ses élites, énarques, ingénieurs, syndicalistes, et un modèle libéral. Il était conçu pour promouvoir les grandes entreprises publiques ou semi-publiques, E.D.F., Cogema, Airbus ou la SNCF, dans la bataille des marathons de Bruxelles. Il cherchait à leur ménager des armes pour les compétitions en cours et dans la perspective d’alliances futures. Mais il était aussi l’instrument utile de leur transformation. Il était donc inévitable qu’il vît se dresser contre lui ceux là même qu’il entendait soumettre.

Or les uns et les autres partageaient les mêmes références. Le « non » de l’homme du 18 juin ou de Dominique de Villepin devant l’Assemblée de l’ONU, l’appel à une « constituante », la « patrie en danger », le « mur de l’argent », « la fracture sociale », bref, la défense du « modèle français », la diabolisation des Etats-Unis et des anglo-saxons : est-ce du Chirac, du Mitterrand ou du Besancenot ? Le Traité ouvrait ainsi un boulevard à ses multiples adversaires.

Ceux-ci, trop heureux de masquer leurs craintes et de simuler un acte de courage, en firent un usage fort efficace. Comme en France, chacun, par le miracle de la loi, est obligé d’aller d’un même pas, on fit croire que le Traité allait interdire l’avortement, détruire la laïcité et favoriser les nationalistes corses qui, de fait, le soutenaient Mais le camp du oui avait tout bonnement abandonné à l’adversaire l’essentiel de l’imaginaire et des réflexes français. Il lui abandonnait la France et n’osait défendre l’Europe. C’était laisser l’autre camp se nourrir de sa propre chair, le voir piller ses réserves, pire, lui en donner les clés.

Société ouverte ou société fermée ? « Je m’avance masqué ».

Ce point a sidéré les observateurs étrangers mais le débat a fait émerger combien pour les Français cette Europe restait encore française c’est-à-dire technocratique, abstraite, volontariste. C’était une erreur de perspective qui ne pouvait que ruiner la cause défendue. Cette défaillance, ce manque de franchise, eurent leur contrepartie implacable : une défaite cinglante. Car le marché est bien au cœur de l’Europe. Il est le moteur de sa réussite. C’est le secret de son dynamisme. Il fallait donc le défendre résolument.

La discussion mit en évidence le socle doctrinal qui avait permis l’Europe des Six et qui scella l’accord entre le français Monnet et l’allemand Adenauer. On découvrait à cette occasion le rôle de son ministre de l’économie Ludwig Erhard et la place de l’école dite « ordo libérale », ou école de Fribourg, dans la mise au point des institutions de la CEE. Elle commandait la notion de « marché commun ». En son centre, l’idée d’une « inégale égalité »[17] qui veut que « l’essentiel dans le marché, c’est la concurrence, ce n’est pas l’équivalence, c’est au contraire l’inégalité. […] Le gouvernement doit accompagner de bout en bout l’économie de marché. […] Il faut gouverner pour le marché, plutôt que gouverner à cause du marché ». Voilà  pourquoi la fameuse « concurrence libre et non faussée » apparaissait dès l’article I-3.

Mais les Français sont fâchés avec l’économie. Pour beaucoup, l’expression même de « concurrence » est largement connotée péjorativement. Et pourtant ! « Concurrence », chacun le sait, s’oppose à « situation de monopole », « libre » s’oppose à contraint, forcé, choix impossible, et surtout « non faussée » implique « transparence », lutte contre les ententes illégales, le népotisme et la corruption. Examen des conditions d’attribution des marchés, par exemple des lycées d’Ile de France, respect des contraintes de sécurité, notamment dans les transports aériens, évaluation de l’usage et de l’état des finances publiques, droit d’information, droit des usagers, ces aspects sont-ils si méprisables ? N’éclairent-ils pas par défaut nombre de maux structurels dont souffre notre pays et ne soulignent-ils pas le caractère détestable de certaines de nos habitudes ? Qui a oublié l’affaire du Crédit Lyonnais ou l’affaire Elf ? Alliée à des régulations efficaces et équilibrée par des contreparties sociales, la « concurrence libre et non faussée » est un impératif dont la portée est clairement éthique. Le souligner avec netteté aurait permis d’affronter de façon très fructueuse les questions fondamentales qui se posent à notre pays. Alors la notion même « d’économie sociale de marché » aurait pu devenir un défi crucial et un enjeu plus concret.

L’absence de franchise sur ces questions fut préjudiciable à la défense de l’idée européenne. Ainsi, Maurice Allais, Prix Nobel français d’économie, pouvait à bon droit rappeler que l’article III-314 du projet de Constitution qui stipule que « par l’établissement d'une union douanière, […] l'Union contribue, dans l'intérêt commun, au développement harmonieux du commerce mondial, à la suppression progressive des restrictions et aux investissements étrangers directs, ainsi qu'à la réduction des barrières douanières et autres » ne faisait que reproduire, au terme près, les dispositions de l'article 131 du traité de Rome du 25 mars 1957, article 110[18]. Le Traité n’avait donc rien d’un « rempart » contre les excès de ce qu’il nommait – sic - « la chienlit laisser-fairiste ». « Au contraire, écrivait-il, la Constitution projetée institutionnalise la suppression de toute protection des économies nationales de l'UE[19] ».

« Suppression de toute protection des économies nationales » ? Si c’eût été le cas, le Traité aurait bien été l’instrument de la « globalisation ». Or, même si cette suppression avait eu des vertus pour les économies nationales, à hauteur d’homme, elle eût signifié : « dumping social », délocalisations, crainte d’un appauvrissement consécutif à l’élargissement ; et puis surtout sensation délétère d’un maelström qui disloque les identités, nations ouvertes aux quatre vents, en passe de se dissoudre en une entité vague aux frontières indéfinies, sans parler pour certains, plus nombreux qu’on ne le pense, de la crainte d’une invasion par des hordes en guenilles ou par des minorités fanatisées. Cruciales et très sérieuses questions d’identité, d’imaginaire, de sécurité, de cohésion nationale. Il fallait y répondre à hauteur des enjeux. Et d’abord, il fallait y penser.

En tous cas, l’avancée inéluctable de ce processus explique qu’un débat sur l’Europe pose dorénavant les questions politiques les plus centrales pour notre pays. Depuis Maastricht, l’Europe est au cœur des décisions françaises. Il ne fallait donc pas s’étonner de la profondeur des désaccords mais s’y préparer sérieusement. « Concurrence libre et non faussée » contre « modèle français » ? « Société ouverte » ? Mais jusqu’où et comment ? Un débat sur le fond aurait permis de cerner avec plus de netteté deux apories. Celle des frontières de l’Europe et celle de son essence. Si l’Union poursuit la « suppression progressive des restrictions aux échanges internationaux », « marché » contredit « communauté ». L’Europe peut-elle alors faire communauté ? Quelle unité ? Quelles frontières ? Comment parvenir à l’autonomie ? [20] A l’inverse, le Traité n’était-il pas le moyen d’avaliser une extension indéfinie de l’Union et de préparer, en particulier, une future adhésion de la Turquie ? Telle serait la première série de difficultés. Mais la seconde aporie n’était pas plus aisée à résoudre : comment l’imaginaire politique français, comment une structure de Nation alliée à une forte puissance publique peuvent-ils s’articuler à cette Europe ? Comment peuvent-ils, sans jamais s’y renier, s’y métamorphoser de façon fructueuse ?

Résumons. En refusant de s’engager dans la voie d’une Europe vraiment fédérale dotée d’un Parlement assez puissant et d’un budget suffisant, en profitant d’un rapport de forces qui affaiblissait les partisans de l’Europe sociale et en ne portant pas suffisamment attention aux garanties et aux contre-pouvoirs nécessaires à l’instauration de la « libre circulation des personnes et des services », les promoteurs de l’Europe se sont privés des instruments politiques qui équilibrent le marché. Laissant de côté les inextricables questions militaires, dans un contexte dont chacun mesurait pourtant les dangers, ils ont laissé en suspens ce qui pourrait un jour garantir à l’Europe la puissance et une politique étrangère réellement indépendante. Le Traité constatait sur ce point, de façon réaliste, la présence de l’OTAN. Pour chacun, et sans doute pour longtemps encore, la « patrie » resterait d’abord son pays.

En définitive, l’Europe semble bien un « marché » en voie d’unification. Mais peut-elle accéder enfin à une « communauté de destin » ? Quel sens peut avoir le résultat négatif du scrutin dans deux de ses pays fondateurs ?

Fallait-il mourir pour Dantzig ?

En première analyse, le choc semble brutal et les difficultés très sérieuses. 54,57% en France, puis 61,54% pour les Pays-Bas, le Non frappe la Construction européenne en plein cœur et confronte la France à ses propres démons. Pas plus que le oui, il ne donne d’explications et ne fait le tri entre ceux qui sont radicalement hostiles et ceux, critiques, qui sont profondément europhiles. Il clame son refus à la face du monde et à celle des constructeurs de l’Europe. S’il faut amender le Traité, reconstruire l’Union ou lui tourner le dos, il faudra que les électeurs soient de nouveau consultés. Et n’y suffiront pas les savants et indolores instituts de sondage. Utile rappel à l’ordre mais qui accroît l’incertitude. Le résultat aggrave les tensions entre partenaires et les affaiblit tous. Il fait planer le risque de nouveaux désaveux et ne donne aucune marge de manœuvre en matière budgétaire ou pour des initiatives plus politiques.

En France, si le « non » a sans doute eu d’excellentes raisons, il en est aussi quantité d’inavouables. Le « non » s’est appuyé sur de puissantes résistances et sur de fortes craintes. Il a profité d’une hostilité d’autant plus violente que, souvent, elle restait latente. Ainsi, une fonction publique peut promouvoir la défense de la « République » et son rôle essentiel de ciment social, sa générosité reste toujours ambiguë. Cette armée puissante, nul ne l’ignore, défend d’abord ses statuts, ses réseaux, ses écoles et ses procédures très fermées de recrutement. L’effet systémique tend à préserver des positions de pouvoir et le gain de jouissance qu’elles procurent. L’idée même d’une responsabilité professionnelle d’un représentant de l’Etat, juge, élu, professeur, policier, paraît encore inconcevable.

Toutes les réformes liées à l’intégration européenne et toutes les difficultés que la victoire du « non » a rendues encore plus saillantes la placent au premier plan. Elles mettent en évidence la situation impossible où se trouvent l’Etat et les gouvernants français. Etre au centre et devoir s’écarter. Ainsi, le niveau des déficits publics est connu et répété régulièrement mais il est oublié aussitôt, dénié, relativisé. Comme lors du débat sur les « retraites », les faits sont prestement volatilisés et, ainsi, les réformes longtemps différées. Cela vient peut-être d’une impasse pratique qui peut s’exprimer en quelques contradictions : comment financer l’apurement des finances publiques ? Comment décréter la fin de l’autoritarisme ou administrer une privatisation ?

Sur l’emploi, la législation du travail, l’aide sociale, l’école, partout une même injonction contradictoire. Un tonneau des Danaïdes que l’on voudrait réparer grâce aux outils qui le percent. Nous avons déjà souligné l’ambiguïté d’un recours trop autoritaire à l’Europe qui s’accompagne d’ordinaire d’une défausse. Or ici l’Europe est essentielle. Pour dénouer ces problèmes vitaux en souffrance, pour soulever un Etat et espérer corriger ses travers, il faut de l’altérité et un décentrement, il faut un appui de force comparable, une prise pour faire levier, bref un point d’Archimède. Telle est l’Europe. Ceux qu’elle menace le savent parfaitement. Ils ne peuvent que s’y opposer violemment. Pour espérer un jour résoudre ces difficulté il faut montrer en quoi l’Union Européenne est une issue pour sortir de l’impasse.

Sur ce chemin enfin se dresse un autre obstacle. Il tient à l’imaginaire de la Nation et à une certaine « idée de la France ». Si la France est « l’universel » ou, au choix, « la fille aînée de l’Eglise », si elle peut se croire l’incarnation des « droits de l’homme et du citoyen », si elle est la « Grande Nation » sans exemple, le laboratoire du monde, nul doute, elle n’a plus à se soucier des autres ni de ses maux, ni même, au fond, de la réalité. Or il y a beau temps que ce rêve – ce doux ou terrifiant délire – s’est envolé. Pourtant, il continue encore d’habiter les Français. La campagne référendaire en a fait foi. Il ne fallait donc pas le négliger mais s’en emparer pour qu’en somme « l’Europe parle aux Français ».

Songeons-y : le gaullisme est la dernière grande épopée nationale et naguère encore notre pays, ou plutôt une grande partie de son électorat, a cru pouvoir nationaliser toutes ses grandes entreprises et ses industries. Comprenons qu’exaltés par ce mythe, ils pensaient réaliser « dans un seul pays » l’acmé de l’espérance moderne. Rien de moins. Nul n’en tira devant eux les leçons, en exposant nettement les racines de l’illusion et les raisons de l’impasse. La chute du Mur confirma définitivement la gravité du fiasco. Elle remit sur le devant de la scène de l’Histoire ceux que l’on avait laissé expérimenter jusqu’au bout la « pensée captive », avec un mélange d’indifférence, d’irresponsabilité et de profond mépris. Des cadavres qui sortent d’un placard oublié ne sont jamais très affriolants, ni les plombiers, surtout s’ils sont polonais. Il y avait eu Dantzig, il y aurait Gdansk. Décidément Maria Lezinska n’aura cessé de nous tourmenter. Ceux qui adulèrent Che Guevara, Fidel Castro, Salvador Allende, Maurice Thorez ou François Mitterrand ne pouvaient supporter qu’on pleure un Pape venu de Cracovie.

Du côté de la construction européenne, Jean Monnet, instruit par l’expérience des horreurs de l’exaltation nationaliste et confronté par l’échec de la CED à la puissance des forces communistes et gaullistes, largement similaires à celles qui firent la force du « non » en 2005, avait choisi une voie qui contourne les peuples et tienne à distance leurs passions tyranniques et meurtrières. Il faisait l’Europe, mais dans le dos des électeurs.

Telles sont peut-être les données, avions-nous dit, structurelles qui se retrouvent dans la victoire du « non ». Un conflit d’imaginaires, un impensé, des héritages, mais aussi de réelles difficultés économiques et des réformes urgentes d’une difficulté redoutable. Il manquait donc une vraie promotion de l’Europe qui montre combien elle est une chance pour notre pays.

Le point d’Archimède.

De fait, l’Europe est là et la France, dans l’Europe. Notre pays s’y inscrit de façon irréversible. Les institutions communautaires ont transformé en profondeur nos lois et nos habitudes. Elles offrent d’utiles structures de concertation, une régulation à la mesure des défis qui s’annoncent. Tout est affaire d’échelle : prospérité de nos entreprises, coordination des systèmes de protection sociale, évolution de la natalité, phénomènes climatiques, flux migratoires, épidémies, mafias ou terrorismes, toutes ces forces sauront bien se rappeler à nous. Elles font du niveau européen une nécessité.

Paris ne s’est pas fait en un jour, l’Europe non plus. L’Union n’aura pas été défaite par un jour de fureur. Bruxelles et Strasbourg sont toujours debout. Le double « non » français et néerlandais touche l’Europe en plein cœur mais il y a 25 pays dans l’Union. Des procédures ont été prévues par le Traité qui prennent en compte tous les résultats Ceci est en soi un utile rappel à l’ordre[21].

Et puis, le coup de semonce a quelques vertus. Les difficultés de cette ratification sont de peu de poids au regard de la violence des licenciements et de la réalité de la concurrence pour ceux qui en pâtissent. Les insuffisances de la Banque Centrale Européenne préexistaient au débat référendaire. Elles demandaient par elles-mêmes des réformes. La question de l’entrée de la Turquie dans l’Union n’était pas une question indifférente. Elle soulignait la double exigence des fondements libéraux de nos démocraties et de la laïcisation de l’Islam en Europe, quand il ne s’agissait pas de l’immigration. Ce sera aux responsables de trouver les moyens de rapprocher l’Union des électeurs, de construire des équilibres plus démocratiques et plus efficaces, de résoudre les difficiles questions de croissance et de protection sociale et enfin de parvenir à coordonner leurs politiques.

Du côté de la France, déterminer les moyens de la réforme, s’appuyer sur une majorité de citoyens et sur les forces vives de la fonction publique et du secteur privé pour engager une dynamique, c’est le travail des gouvernants. Des structures centralisées, autoritaires, un modèle colbertiste, donnent un pouvoir immense et sans réplique. Ce sont aussi des moyens puissants offerts à quelques minorités bien organisées pour paralyser le pays tout entier. Et puis cela expose à de cruels et insistants démentis électoraux. Une déconcentration des structures de décision et d’autorité avec ouverture vers d’autres acteurs, des poids et des contrepoids, offriraient de multiples avantages en termes de liberté, de responsabilité et de dynamisme. Bref le libéralisme politique et économique a de beaux atouts. La tâche est urgente mais difficile. Comme l’écrit Pierre Manent, « le système français est extrêmement protecteur pour ceux qui ont déjà quelque chose, et terriblement dur pour ceux qui n'ont rien »[22]. En témoignent la désespérance, une impression d’étouffement, le taux de suicide chez les jeunes et la fuite des meilleurs vers d’autres rives.

« Les modifications de l’humanité, notait Henri Bergson, retardent d’ordinaire sur les transformations de son outillage. Nos habitudes individuelles et même sociales survivent assez longtemps aux circonstances pour lesquelles elles étaient faites, de sorte que les effets profonds d’une invention se font remarquer lorsque nous en avons déjà perdu de vue la nouveauté ».[23] Ordinateurs, portables, routes, aéroports mais aussi virus, informations, images, échanges, l’Europe n’est pas à notre porte, nous y sommes par toutes nos fibres. Mais qu’est-ce donc enfin que l’Europe ?

Une belle au bois dormant ?

Le Traité portait les traits de la nymphe capturée par Jupiter. Mais personne pour la prendre dans ses bras. Un déficit de mythe est toujours déficit de désir. Notre avenir dépendra d’une multitude de facteurs et des circonstances. L’imaginaire et le rêve, en revanche, habitent en chacun de nous. Ils forment la part la plus précieuse de notre identité. L’aridité des textes et la complication des débats ne soulèvent pas les cœurs comme la fureur peut animer la défense des intérêts. Peut-être la défaite s’est-elle d’abord jouée là.

Essayons de cerner à grands traits son visage pour le présenter à une France européenne qui semble ne pas savoir s’y retrouver.

En premier lieu, l’Europe est une entité de dimension symbolique et institutionnelle.  Ce n’est pas une Nation « souveraine » ni un Empire. L’histoire a dissipé cette dérive chez presque tous ses Etats membres. Elle ne détruit pas les nations, elle les préserve. C’est un  « concert de nations ». Elle ne nie pas les identités, elle les articule. Son unité ne tient pas à des frontières mais au libre consentement de chaque « peuple » à la rejoindre et à ce que d’autres s’y allient. Trait fédéral de grande portée. Il signifie le droit absolu des peuples à disposer d’eux-mêmes et la profondeur du pacte. L’Europe n’est pas un « peuple » mais un ensemble de « peuples ». Elle est tissée de langues, de pays, de traditions et de paysages différents. Peuples proches par l’histoire et qui se donnent les moyens de se coordonner. Ils s’unissent pour gagner en puissance. Elle n’est pas un Etat, doté d’une « volonté générale », elle est un ensemble de structures communes pour permettre le dépassement des Etats vers un horizon « cosmopolitique »[24].

Une forme d’unité si paradoxale oblige au décentrement dans tous les domaines. Décentrement qui s’opère par le haut, bouscule les « Etats » et les oblige à tempérer leur « souveraineté ». Il les contraint à comparer leurs politiques et à les rapprocher. Décentrement symétrique par le bas qui remet les régions et leurs métropoles au centre des échanges. Les institutions de l’Europe sont en voie d’élaboration. Leur clarification demande à être approfondie. Il faut qu’elles s’ouvrent davantage à la démocratie participative[25] mais, en tant que telles, elles sont précieuses. D’autant que l’Europe n’est pas seulement une forme politique nouvelle. C’est un ensemble de valeurs.

L’Europe n’a pas une identité, elle en a mille. Autant de façons de se reconnaître et se rencontrer entre européens passés, présents et futurs. L’Europe s’enracine dans la multiplicité de mémoires croisées en tous sens. Par ses villes, par ses auteurs, par l’histoire et par les habitudes. Café italien, croissant viennois, bain turc, pudding anglais, vodka polonaise ; autant de symboles d’un commerce entre des nations proches, unies par les fractures de l’histoire, et rompues à une longue fréquentation.

Cela crée-t-il cependant une communauté ? Fort opportunément un commencement de réponse nous est venu d’un essai stimulant de Jérémy Rifkin[26]. Celui-ci énumère sept traits qui décrivent nos rêves communs et donnent son âme à l’Europe d’aujourd’hui. Rappelons-les succinctement. D’abord, le souci de l’inclusion, une dimension sociale présente en tout individu qui incite à ne pas laisser qui que ce soit sur le bord du chemin. En témoigne partout l’attachement à des services publics puissants. Puis, l’attention à la diversité culturelle, religieuse et ethnique ; la protection du droit des minorités et l’hospitalité à l’égard des immigrés, malgré les tensions qui menacent et éclatent régulièrement. Et puis, l’idée de droits universels et la promotion de régulations supranationales ; l’attachement à la protection de l’environnement et au développement durable, la valorisation des aspects non économiques de la vie et le sens de l’équilibre entre loisir et travail – la limitation du temps de travail ; enfin, la promotion de la paix, héritage des traumatismes récents. Chacun de ces aspects est plutôt une visée qu’une réalité. En France même, longue est la route pour les réaliser tous. Mais en tant que tels, par leur réunion et par leur présence manifeste dans chacun des Etats de l’Union, ils circonscrivent une sorte de singularité. Ils expriment son essence. La Charte des droits fondamentaux en serait l’écrin. Et véritablement, le débat aura porté sur la question de savoir si le reste du texte était en mesure de promouvoir ces droits ou non.

Mais l’Europe, ce sont aussi des hommes et de femmes et il est un dernier trait de portée anthropologique plus vaste qui traverse la construction européenne depuis la CECA, le « marché commun » puis « l’acte unique », le projet de Traité, et au-delà.

Une unité par la libre circulation des personnes, des capitaux et des services ? Quel paradoxe ! L’ouverture, l’échange, le commerce, l’épreuve de l’altérité, le passage, l’aventure, le don, le risque comme ce qui prime sur l’identité et le retour sur soi. Idées portées et élaborées par toute la pensée européenne contemporaine : Emmanuel Levinas, Edmund Husserl, Jürgen Habermas, Jacques Derrida, Claude Lévi-Strauss, Bertrand Russell ou Alfred North Whitehead et tant d’autres. Les terribles épreuves du « court XXème siècle », les effets du fantasme de « l’espace vital » ou du « rideau de fer », l’idéal communiste d’une société fermée ou d’une internationale sans sol, les conséquences dévastatrices du nationalisme et du messianisme, tout cela a instruit et marqué les européens. Ces épreuves leur auront montré les dangers des identités exclusives ou du fantasme de l’unité. Avoir en commun Trafalgar et Hastings, Austerlitz et Leipzig, Verdun et Stalingrad, Arcole et Magenta, Guernica et le Tres de Mayo, l’espérance d’un avenir radieux et la chute du mur de Berlin, les effets du nazisme et des régimes autoritaires, un Maréchal, un Caudillo, un Duce, un Führer, sans oublier les « camps de la mort ». Voilà qui donne occasion de méditer en passant d’un côté à l’autre du miroir : vainqueurs et vaincus, bourreaux et victimes, innocents et coupables. Mémoires croisées qui pourraient être enseignées dès les bancs de l’Ecole. Elles sont le socle paradoxal où l’échange s’enracine. Poursuivies dans leur entrelacs, elles peuvent valoir pacte et forme de communauté pour des destins partagés.

Or cette Europe, cette mémoire n’est pas d’hier mais de toujours. L’ombre de la Rome antique, de Thalès et d’Abraham, les guerres de religion et le siècle des Lumières, mais aussi des empires, Byzance, le « Saint empire romain germanique », Espagne, France, Angleterre, Autriche, Prusse etc., ont laissé mille références qui permettent de lui donner des assises. C’est la mule de Thomas d’Aquin en route depuis la Sorbonne jusqu’à Cologne ou Naples. Ce sont les œuvres de Spinoza passant les frontières dans des caisses de poissons. C’est Voltaire et Montesquieu méditant devant la monarchie anglaise, lisant Hume et Locke, puis Kant et Hegel lisant ceux-là, et puis Marx ou Lénine les lisant à leur tour en attendant leurs futurs lecteurs. Et ainsi à l’infini, dans les affaires du monde, le dialogue entre les religions, le commerce des marchandises, les échanges entre personnes. 

Pour que l’idée européenne continue de faire école, pour que le choc du 29 mai n’ait pas raison de l’entreprise, pour qu’il n’augure pas une longue retombée de notre pays dans ses tourments internes, il vaut la peine d’en montrer la valeur. Plus de faux consensus mais un beau combat ; moins d’ambiguïtés, moins de double langage, mais une belle franchise !

« Nous sommes d’un mot - et que ce mot soit notre parole d'honneur ! – écrit Nietzsche, de bons Européens, les héritiers de l'Europe [...]. Le oui qui se cache en vous est plus fort que tous les non et tous les peut-être dont vous souffrez avec l’époque »[27]. Il ne pouvait mieux dire.

[1]              Texte cité et commenté par JT. Desanti « Sur la crise »,Encyclopedia Universalis, Les Enjeux *, 1990, p. 13. « Ce que le médecin hippocratique désigne de ce nom de krisis est ainsi le moment où le sort de la maladie (et du malade) se laisse discerner, ce moment que guette le regard clinique, où tout va brusquement changer en mal, en mieux, ou en autre chose. » Voir aussi W. James “The older medicine used to speak of two ways, lysis & crisis, one gradual, the other abrupt, in which one might recover from a bodily desease”, The Varieties of Religious Experience, Penguin classics, 1902, p.183.

[2]              Par exemple, l’article de N. Baverez dans Le Monde du 29.12.05 intitulé « L’homme malade de l’Europe » et aussi de multiples publications de l’automne 2005 dont celle de J. Julliard.

[3]              Formule d’E. Todd, « La fureur des classes moyennes », Le Nouvel Observateur, semaine du jeudi 9 juin 2005 - n°2118.

[4]              Souvenirs, Gallimard, 2000, p. 73. Il ajoute « et il serait aussi superficiel de les faire découler nécessairement des premières, que de les attribuer aux seconds ».

[5]              Le Monde du 28.11.03.

[6]              Cité par Nicolas Weill dans Existe-t-il une Europe philosophique ? Presses Universitaires de Rennes, 2005, p. 17.

[7]              Chronique des temps consensuels Seuil, 2005 p. 206. Du même auteur, dans la même veine, la Haine de la démocratie, La Fabrique, 2005, et la Mésentente, Galilée, 1995.

[8]              D’ailleurs le retournement temporaire des sondages en faveur du oui au début de mai peut se lire de cette façon. Souligner les contradictions des partisans du non, l’absence d’unité et d’alternative, dénoncer l’alliance d’un nationalisme notoirement xénophobe et belliciste et d’un cosmopolitisme utopiste, nostalgique d’une économie administrée et d’un Etat fort, marteler enfin l’absence du fameux « plan B », c’était ressouder ces trois composantes : la consultation, le Traité  et l'Europe.

[9]              Notion dûe, comme on sait, au philosophe anglais J.L. Austin. Forme de contradiction qui oppose le dire et le dit et où la forme de l’énonciation contredit ce que dit l’énoncé : « Sois libre ! » en serait un cas typique.

[10]            Cf. Le Monde du 01.04.05 « La probabilité pour la Constitution d'être un jour adoptée est inférieure à 34 %, selon Morgan Stanley ».  « La banque d'affaires a adopté, pour faire ses calculs, des hypothèses optimistes. Même si les Français choisissaient le oui le 29 mai, les chances de voir le texte adopté ne dépasseraient pas 49 % ».

[11]             Loc. cit.  p. 11.

[12]             Politique, III, 6, 1278 b 10, trad. J. Aubonnet, Les Belles Lettres, 1989.

[13]            Le coup fatal fut porté par l’entrée en campagne de Laurent Fabius. Sa stratégie personnelle mise de côté, reconnaissons la pertinence des arguments. Assouplir, comme il le proposait,  les conditions de « révisabilité », détacher les réglementations très techniques portant sur des politiques concrètes des seules dispositions réellement constitutionnelles, lever enfin les entraves limitant la possibilité de coopérations renforcées dans une Union à 25 pays et peut-être demain à 30, c’était redonner du champ à la politique et desserrer ce qui pouvait devenir un redoutable étau. Mais il était trop tard. Voir, par exemple, dans Les Echos du 24.05.05 : « Le non sera deux fois utile ».

[14]             Robert Nozick, Etat, anarchie et utopie, Presses Universitaires de France, 1988, p. 33. C’est un point sur lequel l’accord entre Nozick, Rawls et Mill est tout à fait frappant.

[15]            Un paragraphe nommé, paraît-il, par les conventionnels anglais, l’arbre de Noël complétait la formule. Il stipulait : « l’Union œuvre pour le développement durable de l’Europe fondée sur une croissance économique équilibrée et sur la stabilité des prix, une économie sociale de marché hautement compétitive, qui tend au plein emploi et au progrès social, et un niveau élevé de protection et d’amélioration de la qualité de l’environnement ». Art. I-3, 3.

[16]             Le passé imparfait, Arthème Fayard, 1992, p. 275.

[17]             M. Foucault Naissance de la biopolitique, Hautes études, Gallimard, Seuil, 2004, p. 122 et 125, cité par Jacques Donzelot, « Michel Foucault et l’intelligence du libéralisme », Esprit, novembre 2005.

[18]             En voici l’énoncé : « en établissant une union douanière entre eux, les Etats membres entendent contribuer conformément à l'intérêt commun au développement harmonieux du commerce mondial, à la suppression progressive des restrictions aux échanges internationaux et à la réduction des barrières douanières ».

[19]             « Aveuglement », Le Monde du 15.05.05. « Il est simplement ajouté dans l’article III-314 du projet : « la suppression progressive des restrictions aux investissements étrangers directs ». L’auteur renvoie à son ouvrage de 1999 La mondialisation. La destruction des emplois et de la croissance. L’évidence empirique, Clément Juglar. Il soutient que « l’application inconsidérée, à partir de 1974, de cet article 110 du traité de Rome a conduit à un chômage massif sans aucun précédent et à la destruction de l’industrie et de l’agriculture ». Quoi qu’on puisse penser d’une thèse si extrême mais qui mérite examen, elle démontre les effets délétères de l’équation « non » = populisme. La libéralité de l’esprit implique un pari sur l’intelligence.

[20]             C’est ce qui ressort par exemple de l’article cité. L’auteur propose de réécrire l’article III-314 du Traité ainsi : « pour préserver le développement harmonieux du commerce mondial, une protection communautaire raisonnable doit être assurée à l’encontre des importations des pays tiers dont les niveaux de salaires au cours de changes s’établissent à des niveaux incompatibles avec une suppression de toute protection douanière ».

[21]             Il n’est toutefois pas exclu que la France se retrouve en réelle difficulté face aux autres Etats européens qui auront ratifié le Traité ni que nos responsables ne soient en porte-à-faux entre leurs électeurs et l’Union. Ils seraient de nouveau pris au piège de l’absence d’alternative et du déficit démocratique des institutions européennes que nous avons analysés. Mais ils s’y seraient engagés d’eux-mêmes. Ce serait sans doute, pour l’Europe, la pire des situations.

[22]             Le Monde du 3.13.06

[23]             L’évolution créatrice, Presses Universitaires de France, 1969, p. 140.

[24]             Cet aspect et cette notion sont présentés en détail par J.M. Ferry dans La question de l’Etat européen, Gallimard, 2000. Voir aussi la conférence dans le recueil déjà cité plus haut (note 6) : « Sur le sens philosophique de l’Europe politique » et aussi tout récemment Europe, la voie kantienne, Cerf, 2005.

[25]             Comme l’écrit J.M. Ferry : « il faut engager la démocratisation de l’Union, c’est-à-dire la mise en arène politique des questions contentieuses, plus énergiquement et plus courageusement qu’on ne l’a fait jusqu’alors […]. Cela implique une injection à fortes doses de dispositifs de concertation et de recours à tous les niveaux de décision politique », Europe, la voie kantienne, p. 42.

[26]             « Le rêve européen », ou comment l’Europe se substitue peu à l’Amérique dans notre imaginaire, Arthème Fayard, 2005.

[27]             Gai savoir, °377, trad. A. Vialatte, Gallimard, 1950, p. 355.