La question de l'État européen
Nous publions, avec l’aimable autorisation de son auteur, cette analyse du livre de J.M. Ferry “la question de l’Etat européen”. Toujours limpide et suggestive, cette présentation d’un livre difficile, écrit bien avant que le Référendum de mai 2005 ne vienne sortir cette question d’une relative torpeur et qui reste un des seuls en France à aborder sérieusement cette question, nous a paru fort utile et toujours d’actualité.
Il y a quelques années, alors qu'il présidait une commission de réforme des programmes de philosophie pour les classes de terminales, François Dagognet avait proposé comme nouvelle notion : l’Europe. On imagine le silence gêné chez les gardiens du temple présents.
Le philosophe Jean-Marc Ferry est l'un des rares aujourd'hui à considérer l'Europe comme un objet de réflexion philosophique : la philosophie n'est-elle pas d’abord une pensée sur le réel, et l'Europe n'est-elle pas désormais notre réel ?
Or, face à un petit groupe d' “ euro-experts ”, la grande masse des citoyens est, pour reprendre l’expression de Vaclav Havel, “ euro-analphabète ”. La raison en est aisément compréhensible : comment s'intéresser à une histoire à laquelle on n'a pas réellement part ? Dans ce qu'il est convenu d'appeler la construction européenne, les rencontres intergouvernementales et les manœuvres de lobbying ont pris toute la place. Cela dit, la logique de l'engrenage (la méthode des petits pas, chère à Monnet) a plutôt bien fonctionné : l’Europe a commencé modestement par le charbon et l'acier (en 1951), puis elle a continué avec l'agriculture et le marché intérieur. La voici à présent arrivée au stade de la monnaie unique, et déjà il est question de la défense commune. Or, loin de condamner un processus dont les nostalgiques de la grande histoire ne manquent pas de pointer le caractère médiocre et laborieux, J.-M. Ferry, et c’est peut-être la première originalité de son dernier livre, “La Question de l’état européen”, y reconnaît la présence d'un travail efficace et inédit qui plus tard pourrait même servir de modèle pour le monde entier.
“ Européiste ” (pour se servir du mot de Régis Debray), J.-M. Ferry n'est pourtant favorable ni à la solution fédérale préconisée par Robert Schumann et, plus près de nous, par Joschka Fischer, ni à la l’ “ imposante confédération ” qu'envisageait de Gaulle : la fédération aboutirait à la disparition des États-nations, et donc de leur culture (Jean-Marc Ferry ne semble pas croire à la possibilité d'une “ fédération des États-nations ” évoquée par Jacques Delors), quant à confédération, elle ne fait que coordonner au lieu d’intégrer les pays membres. C'est pourquoi Ferry introduit entre les deux le concept de “ communauté politique postnationale ”. À la différence du supranational qui, comme lui, dépasse le national, le postnational n’implique pas son abolition. Aux sceptiques qui jettent en arrière leurs regards pour considérer le présent, J.-M. Ferry répond que l'histoire ne fait pas preuve : le passé n'est pas une bonne mesure pour dire le possible. Et pour ce qui est de la critique commune que les souverainistes adressent à l'europe, d'être la mort du politique, Ferry suggère que cette crainte vient du modèle révolutionnaire dominant en France : on ne peut plus faire ni penser comme si le politique devait être à jamais inséparable de ce que Lyotard appelait les grands récits, mélange de drames et d'épopées où se sont trempées d'un même mouvement la puissance de l'Etat et la conscience nationale. Certes, l'union européenne est laborieuse, dans les deux sens du mot et l'accumulation de ses traités, directives, et règlements n'a rien qui puisse stimuler les imaginaires. D'ailleurs l'indifférence glaciale avec laquelle cette construction est accueillie par l'opinion publique est un véritable verdict. Et pourtant, énonce J.-M. Ferry, à travers tout ce lent et long travail du symbolique, s'élabore une réalité nouvelle que nous ne savons pas voir parce que nos cadres conceptuels ne sont pas préparés à la recevoir. Cet état est aussi un état : Ferry reprend à Kant l'adjectif de cosmopolitique pour le qualifier. Il ne s'agit ni d'un empire ni d'une fédération mais d'une espèce de société des États-nations acceptant de soumettre leurs lois particulières aux normes universelles des droits de l'homme (les droits fondamentaux de l'individu) et du droit des gens (les droits fondamentaux des peuples).
L'Europe doit aujourd'hui répondre à un double défi d'élargissement et d'approfondissement. Or les grands débats théoriques et politiques reposent sur ces deux questions : quels sont les concepts qui jouent ensemble ? Quels sont les concepts qui jouent les uns contre les autres ? L’effort théorique de J.-M. Ferry tend à décrocher, d'une part la citoyenneté de la nationalité, d'autre part la souveraineté nationale de la souveraineté populaire. La nation européenne n'existe pas, c'est un fait, et pourtant une citoyenneté européenne doit exister ; une souveraineté populaire est selon Ferry compatible avec une souveraineté postnationale. Dans la ligne de Kant mais à l'opposé de Rousseau, l'auteur croit à la possibilité d'une République postnationale.
Deuxième point essentiel : il n'y a pas de peuple sans conscience. La conscience du peuple européen doit par conséquent dépasser le national pour tendre vers l’universel. Cette tâche serait impossible à remplir s'il n'y avait un patrimoine où se condense la civilisation européenne sur le plan politique, et que Ferry définit à l'aide des trois principes de civilité, de légalité et de publicité (ce dernier étant, bien sûr, à entendre au sens étymologique, par opposition au secret).
Cela dit, “ où est l'autre de l’europe ? ”, s'interrogeait récemment Régis Debray lors d'un forum de discussion tenu à Berlin sur le thème “ Après Nice, l'Europe à bout de souffle ? ”. À cette question, J.-M. Ferry répondrait : l'autre de l'Europe, c'est la misère qui asservit l'homme et la barbarie qui l'anéantit. Certes, Carl Schmitt considérait que la catégorie centrale du politique était l'ennemi, mais nul n'est contraint de suivre un penseur qui eut avec les nazis plus d'une accointance. S'il devait y avoir une politique européenne, ce devrait être une politique sans ennemi – en ce sens, l’Europe aurait encore valeur de modèle pour le monde, car l'humanité est justement l'ensemble qui rend l’ennemi à la fois impossible et impensable.
Mais comment faire pour que l'Europe soit une personne et non, pour reprendre le mot de J.-P. Chevènement, seulement une chose ? Contrairement aux souverainistes qui voient dans la morale et le droit des forces essentiellement antipolitiques, J.-M. Ferry pointe la dimension politique de ces deux sphères. L'idée cosmo-politique est politique ; elle est également, de part en part, morale et juridique. Significative à cet égard est l'interprétation que J.-M. Ferry donne de la pratique (de plus en plus répandue) de la repentance (reconnaissance par un état de ses propres crimes passés et demande publique de pardon) : grâce à elle, le contentieux hérité du passé est apuré, par elle, la condition d'une entente réelle, sans arrière-pensée, est enfin établie entre les peuples. Ce que Ferry appelle l'éthique reconstructive est présenté par lui comme le principe substantiel de cette “ communauté morale postnationale ” que doit constituer, selon lui, l'europe. L'éthique reconstructive, en assumant le passé de l’autre en même temps que le sien propre, met fin à l’âge des guerres : désormais la reconnaissance mutuelle ne passe plus par la violence. Cette justice est dite cosmopolite parce qu'aucun droit international ne l'exige ni ne pourrait la garantir. Pour la première fois, l'histoire réunit les peuples au lieu de les séparer.
J.-M. Ferry prend au libéralisme contemporain l'idée de la possibilité pour des États différents de s'entendre sur des normes communes, alors même que leurs valeurs constitutives sont différentes. Développant un idée exposée déjà dans des ouvrages antérieurs, il milite pour l'institution d'un “ revenu primaire inconditionnel ” (RPI) qui fournirait à tous les Européens sans exception une base matérielle à leur citoyenneté (Ferry parle aussi de “ revenu de citoyenneté ”) en remplacement des actuelles prestations sociales qui ne font qu'engendrer, selon lui, “ une véritable anorexie sociale ”. Ainsi pourrait être dépassée l'opposition entre le Welfare State, presque partout moribond, et le Workfare State presque partout triomphant (la récente introduction en France de l'impôt négatif illustre ce désolant triomphe).
Dernier point : l'Europe, aux yeux de J.-M. Ferry, ne peut se fonder ni sur le sentiment (la communauté introuvable), ni sur l'intérêt (l'utilité économique toujours particulière), d'où la nécessaire constitution d'un espace public commun. Il n'y a pas d'État sans espace public politique. Or, pour l'instant, cet espace fait défaut à l'Europe. C’est à cette question que la dernière partie de l'ouvrage est consacrée. Comme Habermas, J.-M. Ferry considère que la communication est une question politique et pas seulement technique ou économique. Contre la conception libérale d'une “ liberté d'expression ” qui ne fait que couvrir des intérêts financiers, il plaide pour un droit de la communication qui ouvrirait à l'Europe un espace public commun (ce que le seul marché est incapable de faire). Cet espace public n'est pas nécessairement de nature politique mais il pourrait constituer la base (Ferry dit “ le cœur”) d'une demande politique.
La question de l'État européen se trouvera pris entre deux feux opposés : le livre heurtera, d'un côté, ceux qui voient dans la construction européenne une entreprise de démolition (des États et des cultures nationales), d'un autre côté, ceux qui considèrent que l'actuel état de l'Europe n'est qu'une phase transitoire pour la constitution d'un véritable État européen. J.-M. Ferry présuppose comme assuré l'avenir des États et des cultures nationales. Mais comment imaginer leur maintien dans un ensemble toujours plus et mieux intégré ? Le caractère dérisoire et terrifiant des particularismes régionaux à la fois réactionnels et réactionnaires ne montre-t-il pas que sur ce point la partie est déjà perdue ? Pour Ferry, le principe des compétences partagées peut se concilier avec celui de la souveraineté indivisible. Certes, mais l'affirmation ne suffit pas – comment une telle conciliation peut-elle être réellement possible ? Le lecteur ici a l'impression d'un travail du deuil qui n'aurait pas été conduit jusqu'au bout.
Comme Habermas, dont il est l'un des meilleurs spécialistes et dont il a pris jusqu’au type d’écriture, l’auteur mêle constamment les principes abstraits aux questions de procédure – ce qui lui permet de parler de tous les plans de réalité à la fois. Mais sur certains points, l'articulation au réel est difficile à saisir, ainsi lorsqu'il évoque un “ système de parlements européens ” ou “ une parlementarisation des groupes d'intérêts ”. Il est sûr que des idées aussi nouvelles mériteraient un développement spécifique. Mais ce n'est pas le moindre mérite de cet ouvrage que de poser autant de questions qu'il apporte de réponses. Souhaitons qu’il contribue à sortir le débat public de son actuelle torpeur.
Christian Godin
Article paru sous le titre "La nation européenne n'existe pas, la citoyenneté européenne doit exister", dans Marianne numéro 242, 10-16 décembre 2001
Philosophe et maître de conférence à l’université de Clermont-Ferrand , Christian Godin est l’auteur d’une vingtaine d’ouvrages dont une encyclopédie en huit volumes La Totalité (Champ Vallon, 1997-2003) et La philosophie pour les nuls (Fist Editions, 2006), aux éditions du temps, le Dictionnaire de philosophie (coédité avec Fayard), la Guerre (2006), Petit lexique de la bêtise actuelle (2007).