LE POINT DE VUE DU VOYAGEUR EN CHEMIN DE FER DECRIT PAR PROUST ET CHOISI PAR ELIE DURING                                                     Jean-Claude Dumoncel

  Proust : A la Recherche du temps perdu. Tel est le titre du volume hors-série n° 16 de Philosophie magazine dirigé par Sven Ortoli (janvier-février 2013). Il s’agit d’une anthologie rassemblant les plus grandes pages du roman accompagnées de commentaires par des philosophes contemporains ou de comparaisons à des penseurs du passé dues à leurs scoliastes d’aujourd’hui. On y trouve entre autres les contributions d’Alain Badiou, Michel Butor, Antoine Compagnon, Jean-Pierre Dupuy, Elie During, Raphaël Enthoven[1], Richard Rorty, Jean-Yves Tadié et Frédéric Worms[2] ainsi que des textes de Samuel Beckett, Walter Benjamin, Gilles Deleuze, et Ortega y Gasset. Ce numéro Proust d’un magazine de philosophie destiné au grand public est ainsi un événement. Si Proust n’y est pas expressément présenté comme philosophe, la signification ou la portée philosophique de son œuvre y reçoit en quelque sorte une reconnaissance et une consécration institutionnelles. Cette dimension philosophique de Proust est une thèse que j’ai défendue dans mes propres publications et qui obtient donc là une confirmation de grand poids.

  De ce point de vue un intérêt tout particulier s’attache à l’article d’Elie During. Le passage qu’il a choisi de commenter occupe une position très particulière dans le roman. Et c’est un bonheur de retrouver Michel Butor parmi les contributeurs de ce dossier. On peut en effet inscrire la page élue par During parmi ce que Michel Butor désigne comme les « moments » de Marcel Proust, lato sensu. Mais, stricto sensu, ces moments étaient divisés par Proust en « impressions » et « réminiscences » (III, 878). Or nous avons autre chose encore dans ce que l’on pourrait appeler le moment du voyage en chemin de fer ou plus précisément le moment du train qui serpente (non sans analogie avec El jardin de senderos que se bifurcan de J.L. Borges)

 

  Les levers de soleil sont un accompagnement des longs voyages en chemin de fer, comme les œufs durs, les journaux illustrés, les jeux de cartes, les rivières où les barques s’évertuent sans avancer. A un moment où je dénombrais les pensées qui avaient rempli mon esprit pendant les minutes précédentes, pour me rendre compte si je venais ou non de dormir (et où l’incertitude même qui me faisait me poser la question était en train de me fournir une réponse affirmative), dans le carreau de la fenêtre, au dessus d’un petit bois noir, je vis des nuages échancrés dont le doux duvet était d’un rose fixé, mort, qui ne changera plus, comme celui qui teint les plumes de l’aile qui l’a assimilé ou le pastel sur lequel l’a déposé la fantaisie du peintre. Mais je sentais qu’au contraire cette couleur n’était ni inertie, ni caprice, mais nécessité et vie. Bientôt s’amoncelèrent derrière elle des réserves de lumière. Elle s’aviva, le ciel devint d’un incarnat que je tâchais, en collant mes yeux à la vitre, de mieux voir, car je le sentais en rapport avec l’existence profonde de la nature, mais la ligne de chemin de fer ayant changé de direction, le train tourna, la scène matinale fut remplacée dans le cadre de la fenêtre par un village nocturne aux toits bleux de clair de lune, avec un lavoir encrassé de la nacre opaline de la nuit, sous un ciel encore semé de toutes ses étoiles, et je me désolais d’avoir perdu ma bande de ciel rose quand je l’aperçus de nouveau, mais rouge cette fois, dans la fenêtre d’en face qu’elle abandonna à un deuxième coude de la voie ferrée ; si bien que je passais mon temps à courir d’une fenêtre à l’autre pour rapprocher, pour rentoiler[3] les fragments intermittents et opposites de mon beau matin écarlate et versatile et en avoir une vue totale et un tableau continu.

                                            (A l’ombre des jeunes filles en fleurs, I, 654-655)

 

  Il n’est pas dans mon intention ici d’exposer ou d’examiner le commentaire de cette page par Elie During. Celui ci est entre autres l’auteur d’un livre intitulé Bergson et Einstein : la querelle du temps (PUF, 2011). Ce titre suffit à nous faire voir qu’avec Bergson, Einstein et Proust, le XXe siècle aura été (un peu comme le XIXe fut « le siècle de l’histoire ») le siècle du temps. Et il y même plus précisément une comparaison à faire entre l’espace et le temps tels qu’ils sont traités chez Proust et l’espace-temps d’Einstein, sujet sur lequel During est optimalement qualifié. De ce point de vue olympien la notion de « relativité » n’est pas la propriété de la physique. Et quand Proust observe que, sur les rivières vues par le voyageur en chemin de fer qui file dans la campagne, « des barques s’évertuent sans avancer », il fait lui aussi un constat de relativité du mouvement, même si c’est sans aucune prétention scientifique. Mais je laisse tout cela. Ce qui m’intéresse est le choix d’Elie During, le fait qu’il ait jeté son dévolu sur ce petit épisode là plutôt qu’un autre.

  De ses impressions et réminisences, Proust a donné deux paradigmes respectifs : « la vue des clochers de Martinville » pour les « impressions », « le goût de la madeleine » pour les « réminiscences » (III, 878). Or ces « moments » ont des caractéristiques. Les clochers « faisaient penser » à « trois jeunes filles d’une légende » (I, 182). Le goût de la madeleine fait surgir d’une tasse de thé « tout Combray » dans « l’édifice immense du souvenir » (I, 47-48). Les « impressions » sont donc métaphoriques (ou même allégoriques) et les réminiscences métonymiques. Et le moment des clochers de Martinville comporte carrément, comme on vient de le voir, une comparaison des clochers à des jeunes filles. Mais l’expérience du train qui serpente n’est ni une impression ni une réminiscence. Elle contient une impression, celle du « beau matin écarlate » qui se présente même d’abord comme une simple sensation de couleur. Et si cette couleur est scrutée, c’est qu’elle est « nécessité et vie », si le ciel incarnat doit être mieux vu, c’est qu’il est senti « en rapport avec l’existence profonde de la nature ». Mais le point essentiel de l’expérience est que le « beau matin écarlate » est ici versatile. Telle est l’originalité propre au moment du train qui serpente.

  Faire surgir l’édifice immense du souvenir en mangeant une madeleine, voir dans trois clochers trois héroïnes d’un roman à écrire (et se mettre à chanter comme une poule qui, ayant  pondu son œuf, n’a plus pour perspective d’avenir que de le couver), ce sont là des expériences privilégiées, des « épiphanies » proustiennes, ce que Butor appelle plus précisément des « moments magiques ». Mais voir disparaître un paysage au détour d’un parcours et devoir se déplacer afin de pouvoir le revoir, c’est là une expérience à la portée de tout le monde, sinon même une expérience que tout le monde a faite. C’est chez Proust un  « moment » démocratique. Il n’a pas même à dire comme Baudelaire « Hypocrite lecteur, mon semblable, mon frère », car (par opposition aux secrets placés sous le signe du petit a de secrets) il s’agit toujours de moments avouables.

  Les moments proustiens sont donc à diviser en deux variétés principales. Il y a les moments magiques se divisant à leur tour en impressions et réminiscences. Nous les appellerons moments de Butor. Mais il y a aussi les moments démocratiques dont le modèle est le moment du train qui serpente. Ce sont les moments de During, rejoignant l’Urphänomen de Goethe et le phaneron de C.S. Peirce.

  Une fois que le caractère démocratique des moments de During est reconnu, il devient loisible pour chacun de raconter ce qu’un de ces moments signifie pour lui, l’expérience que, pour son propre compte, il a pu en faire très probablement. Car ici l’universalité rejoint évidemment l’individualité de la personnalité. Quand une expérience est à la portée de tous, il s’agit du même coup d’une expérience que chacun peut faire, et donc entre autres d’une expérience que je peux faire. En l’occurrence il s’agit même d’une expérience que j’ai faite et, puisque ce qui est en jeu est une appréciation de Proust, il faut préciser de surcroît que c’est une expérience que j’ai faite avant même de lire Proust. Elle fait donc partie de ces expériences qui, dans la lecture, nous donnent le sentiment d’une fraternité ou d’une complicité avec l’auteur[4]. Ce que j’appellerai une expérience de partage épiphanique.

  Je suis donc autorisé à y aller maintenant moi aussi de mon moment du train qui serpente.

  C’était au temps où les compartiments de chemin de fer, ou tout au moins les compartiments de 3e classe (les seuls que je fréquentasse à l’époque) étaient, y compris les banquettes, garnis ou bordés sur tous les côtés de belles boiseries mordorées. Que l’on se figure alors un de ces compartiments lancé sur des rails cahotants dans un train du matin par une journée du début de l’été, les vitres vibrant au rythme de la course folle sur un enchaînement d’aiguillages qui semble à tout moment sur le point de causer un déraillement. Dans mon souvenir je suis déjà dans la position évoquée par Proust à la fin de son paragraphe. Je suis debout, alternant les regards entre les deux côtés du train. J’ai peine à garder mon équilibre. Nous approchons de notre destination et je ne sais de quel côté il faut regarder afin de voir ce qui est à voir. Quant vous êtes passé par cette expérience, la page de Proust commentée par During semble avoir été tout spécialement écrite à votre intention. Et par surcroît, le soleil matinal sur les boiseries mordorées fait de tout l’épisode un moment solaire de part en part, où le compartiment de chemin de fer paraît avoir été conçu pour être le cadre mobile et brinquebalant d’une expérience poétique placée sous le signe d’un Apollon modernisé par Valéry Larbaud.

  Si les sensations qui sont inductrices des réminiscences, et a fortiori les impressions qui s’y ajoutent parmi les moments de Butor, contribuent chez Proust à une sorte d’« impressionnisme », le moment du train qui serpente relève plutôt d’un « cubisme » inversé. Si le cubisme pratique la représentation d’un même objet sous différents angles dans une même peinture[5], le moment du train qui serpente illustre l’impossibilité ou la difficulté de conserver, à différents moments, même des perspectives différentes sur un même objet. Selon Enthoven, Elstir est « l’archétype du peintre » composé de traits empruntés entre autres à Whistler, Turner et Monet[6]. Mais une comparaison semble utile ici avec Bonnard. On sait que, si le cubisme défini ci-dessus cumule sur un même objet peint plusieurs perspectives sur cet objet, Bonnard quant à lui juxtapose parfois dans une même toile plusieurs perspectives sur autant d’objets ou parties de son sujet, dans une sorte de dislocation de la perspective habituelle qui en est aussi une multiplication. Mutatis mutandis, en changeant ce qu’il faut changer quant on passe de la peinture au roman, il y a quelque chose d’analogue chez Proust. Ainsi During est fondé à dire que la Recherche « n’a rien d’une belle totalité organique » : c’est « une puralité de mondes disjoints qui ne se raccordent que par certains bords et par intermittences ». Et ce que Bonnard ne peut faire que pour l’espace, Proust le transpose aussi au temps. Dans les spéculations sur la physique relativiste, en effet, on se demande parfois s’il est possible de voyager dans le passé. Mais dans le moment du train qui serpente une scène matinale est immédiatement suivie par le spectacle d’un village nocturne.  C’est donc l’ordre même du temps qui est renversé ici. En précisant qu’il n’y a là aucun paradoxe gratuit. Proust ne fait que décrire exactement une expérience paradoxale mais réelle avec tout son poids de poèsie et de vérité.

  Mais il faut ajouter que les différents tableaux qui se succèdent à la vitre du compartiment au gré des virages de la voie ferrée ne sont pas tous à mettre sur le même pied. Le voyageur ne s’enchante pas de ces changements virevoltants du décor. Tout au contraire, il en souffre. Car dès le début il s’est attaché à contempler un objet qu’il désignera comme « ma bande de ciel rose », « mon beau matin écarlate ». C’est l’objet qu’il désire garder sous son regard. Et les virages du train le séparent violemment de cet objet désiré. Si bien que le moment du train qui serpente constitue dans son ensemble une série d’unions et de séparations entre le voyageur et l’objet momentané de son désir. De sorte que cet objet se trouve jouer un rôle semblable à celui de ce que Proust a désigné dès le début comme « cité désirée » (I, 5). Mais la cité désirée, à son tour, n’est que le premier membre d’un couple qui constitue le leitmotiv du roman tout entier : le couple formé par « la femme que j’aimais » avec « les lieux que je désirais le plus alors » (I, 87), selon le principe « telle femme, tel site, telle chambre » (II, 383), un principe applicable « qu’il s’agisse d’une femme, d’un pays, ou encore d’une femme enfermant un pays » (III, 98).

  Il s’ensuit que le moment du train qui serpente en vient à prendre une apparence de valeur métaphorique, où la métaphore serait celle de la vie dans sa totalité, cette vie qui nous fait rencontrer l’objet de notre désir et nous en sépare aussi. Et une telle métaphore aurait une portée si vaste qu’elle prendrait l’ampleur d’une allégorie. Mais en fait nous sommes sur un registre entièrement distinct d’une allégorie comme celle des clochers de Martinville dont la fonction est de révéler comment le roman est construit dans son ensemble et qui doit donc être qualifiée d’allégorie architectonique. Le moment du train qui serpente n’a pas de fonction architectonique. La métaphore affleurante y reste en quelque sorte fondue dans son propre matériau sensible. La bande de ciel rose et le beau matin écarlate y sont affranchis d’avance de toute valeur symbolique pour se révéler littéralement des objets de désir. C’est du reste ce qui se produit dès le principe associant femme et pays. Le désir de femme déteint sur le pays[7]. L’existence profonde de la nature, à elle seule, suffit à ouvrir une dimension de désir dans un « sentiment de la nature ». Le monde lui-même se savoure, y compris en chemin de fer. Le train devient un instrument d’optique en philosophie naturelle.

  Si je me suis aventuré à commenter le commentaire si pertinent d’Elie During, c’est parce que son choix porté sur le moment du train qui serpente pour une comparaison avec l’espace et le temps de la physique, au voisinage conceptuel d’un rapport à l’existence profonde de la nature, nous donne d’abord une idée indispensable de l’envergure philosophique propre à l’univers proustien. Et cette envergure, à son tour, se déploie dans un mouvement plus vaste dont elle est étroitement solidaire. Le roman proustien, par son rapport à la mémoire, présente un rapport pour le moins problématique avec la pensée de Bergson. Et Bergson a, en littérature, un disciple déclaré qui est Péguy. Ensuite, Bergson, Péguy et Proust vont se trouver réunis (avec Poincaré) par le rôle qu’ils jouent tous les quatre chez Deleuze. Il y a donc dans la pensée du XXe siècle une sorte de constellation Bergson-Poincaré-Péguy-Proust & Deleuze qui est même, pour ce siècle, une Pléiade. On pourrait l’appeler en bref la Pléiade proustienne. On connaît le mot de Michel Foucault pronostiquant qu’« un jour, peut-être, le siècle sera deleuzien ». Mais la Pléiade proustienne suffit à faire[8] que le XXe siècle soit déjà deleuzien. En outre, dans Capitalisme & schizophrénie, la pléiade proustienne s’est dotée de son rostre politique, à la mesure de tous les « désastres obscurs ». Elle concentre donc les possibilités de la pensée les plus puissantes.



[1] Sous le titre Lectures de Proust (Fayard, 2011), Raphaël Enhoven a rassemblé des entretiens avec différents commentateurs de Proust, entre autres Jacques Darriulat et Nicolas Grimaldi que nous retrouvons dans le Philosphie magazine sur Proust.

[2] Manquent donc au moins Vincent Descombes et Gérard Genette.

[3] « Rentoiler.  Soutenir, conserver la toile usée d’un tableau en la collant sur une toile neuve. Transporter les couleurs d’une peinture sur une toile neuve » (Note du professeur Sigelson dans son édition des Morceaux Choisis de Marcel Proust pour les Classiques Larousse & Vaubourdolle).

[4] Ce sentiment doit être distingué de l’« identification » projective à un personnage qui, dans la lecture d’une œuvre autobiographique, peut devenir identification à l’auteur. Partager une expérience avec X n’implique  pas s’identifier à X  ni même sympathiser avec X.

[5] Cf. J. Hintikka, « Concept as vision : On the problem of Representation in Modern Art and in Modern Philosophy », The intentions of Intentionality and other new Models for Modalities, Reidel, 1975, ch. 11.

[6] Lectures de Proust, p. 14.

[7] Et ce n’est pas même une érotisation du monde. Le désir, à chaque fois, se modèle sur la nature de son objet.

[8] Cf. notre « Vision de Bérénice » dans Yannick Beaubatie (dir.), Empreintes, Mille sources, 2004.