L’Occident vu de Russie (XIXe-XXIe s.),

un modèle à imiter, rattraper, dépasser, régénérer ou rejeter ?

 

Dès le début du XIXe siècle, les écrivains et les penseurs russes se divisent sur les voies de développement de la Russie : l’Occident apparaît comme un modèle à imiter, rattraper, dépasser, régénérer ou rejeter. Définir le rapport de la Russie à l’Occident est capital : selon que l’Occident est présenté comme modèle ou antimodèle, la conception du pouvoir, du progrès, de la liberté, de l’identité nationale, du national et de l’universel change du tout au tout. Connaître la pensée de la Russie du XIXe siècle sur l’Europe est la clé de la connaissance de la Russie actuelle, qui depuis deux siècles est confrontée au défi de l’acculturation.

 

Dans le premier quart du XIXe siècle, c’est la question de l’imitation de l’Europe, de sa nature et de ses limites qui continue à faire débat. La révolution française de 1789 et surtout ses suites ont provoqué une réaction de rejet : Siècle des Lumières ! Je ne te reconnais pas dans le sang et les flammes1, s'écrie en 1795 N. Karamzine, qui estimait auparavant que la voie des lumières est la même pour tous les peuples. Les excès de l'occidentalisation menée à marche forcée par Pierre le Grand sont dénoncés : Nous sommes devenus citoyens du monde en cessant d'être des citoyens russes. C'est la faute à Pierre (N. Karamzine, 1811). Il ne s'agit plus d'imiter les Français comme des perroquets (A. Chichkov, président de l’Académie Impériale de Russie de 1813 à 1841, futur ministre de l’Instruction publique, 1803) : il faut exploiter nos propres richesses pour un jour rivaliser avec les Français (A. Oulybychev, 1819). Et déjà, apparaît le thème du cordon sanitaire à établir pour protéger la Russie du poison européen de l'athéisme et de la dépravation (A. Magnitski, recteur de l’académie de Kazan, 1820).

 

Le règne de Nicolas Ier (1825-1855) dont le portrait orne le bureau présidentiel de V. Poutine (Le Monde, 15 mai 2014), va être celui de l'élaboration philosophique et idéologique de la spécificité, de l'altérité, ou de la supériorité de la Russie qui a vaincu Napoléon. L’historien M. Pogodine annonce que la « période européenne » de l'histoire russe cède la place à la « période nationale » (1841), et que le temps du culte inconditionnel de l’Occident est passé (1846). Khomiakov appelle à ne plus s’auto-humilier devant la pensée étrangère (1856). L’« Occident » se dédouble : à la France « rationaliste » et révolutionnaire, est opposée l’Allemagne, avec sa philosophie idéaliste. Herder, Fichte, Schelling fournissent les concepts (en particulier celui d'esprit national, Volksgeist, narodnost') qui permettent à la Russie de se penser non plus en « retard » sur la vieille Europe, mais pleine de jeunesse et d'atouts pour la rénover : La Russie prendra la relève de l’Europe en stagnation (I. Kiréievski, 1830), La mission de la Russie est de ramener l’Europe à la vraie civilisation (É. Mechtcherski, 1831) ; La Russie est prédestinée à être une lumière pour le monde (M. Magnitski, 1833) ; L’Europe viendra nous acheter de la sagesse (N. Gogol, 1846). Le ministre S. Ouvarov, père de la formule Orthodoxie (Religion nationale dans son projet en français) - Autocratie - Nationalité (narodnost’), dénonce la manie des institutions européennes qu’il faudrait transplanter en Russie. Messianisme (La Russie, peuple élu, sauvera l'Europe de la décadence (A. Kraïevski, 1837), isolement (Éloigner la Russie à cinquante ans de ce que lui préparent les théories (S. Ouvarov, 1835), dépit envers l’Europe sont des attitudes déjà répandues avant même que ne se constituent, dans la seconde moitié des années 1840, les deux camps des occidentalistes et des slavophiles. La « jeune » et « vierge » Russie est opposée à l’Occident « pourri » : L’Occident est moribond ! Nous devons sauver l’âme de l’Europe (V. Odoïevski, 1834).

 

À la même époque (années 30-50 du XIXe siècle), les « Russes européens » pensent que nous devons suivre le même chemin que l’Europe occidentale, en nous gardant de ses erreurs (N. Dobrolioubov, 1859), et souhaitent être des Russes d’esprit européen (V. Biélinski, 1841). P. Tchaadaev, qui ose dire que l’éducation universelle du genre humain ne nous a pas atteints (1836), sera déclaré fou, assigné à résidence et interdit d’écriture... Le problème de l’universalisme (une notion des Lumières) et du national, est résolu en intégrant celui-ci (dans ce qu’il a de meilleur) dans l’universel : Biélinski veut subordonner l’idée de l’individualité nationale à celle de l’humanité (1842) et estime que l’esprit national se nourrit de l’universel en le refondant à sa manière (1847). Mais pour K. Aksakov, ce sont les slavophiles qui défendent l'universel (1856), car l'occidentalisme n'est lui-même qu'une forme d'exclusivisme.

 

Non seulement faire « mieux » que l’Europe, mais la « sauver » (spirituellement, politiquement) de son incroyance ou de son instabilité est sans doute la position la plus originale, car elle renverse le rapport de maître à élève qui s’était établi avec Pierre le Grand. La « jeunesse » de la Russie (le vocabulaire biologique est très répandu, à côté d’un vocabulaire organiciste, médical, ou sportif) par contraste avec la « vieille » Europe (décrépite, « pourrissante ») n’est plus considérée comme un « retard » à rattraper : c’est au contraire un atout : Si nous sommes venus après les autres, c'est pour faire mieux que les autres (P. Tchaadaev, 1837,). La Russie n’a pas à refaire le chemin de l’Europe, parsemé d’erreurs et de tragédies : forte de sa « virginité », elle peut proposer à l’Europe des voies de développement qui ne soient pas des impasses.

Si jusqu’à la fin des années 1830 la dimension religieuse du rapport de la Russie à l’Europe est peu présente, elle devient déterminante à partir des années 1840, lorsque la philosophie slavophile fait de l’orthodoxie la colonne de la spécificité russe : C’est l’Église de Rome, l’Église latine qui est à l’avant-garde de l’ennemi (F. Tiouttchev, 1845) ; Mieux vaut un incroyant qu’un catholique (M. Pogodine, 1863). La Russie veut devenir le phare de l'Europe : L’édifice de votre foi s’écroule et s’abîme. Nous vous apportons la foi vivante (A. Khomiakov, 1855). Rares sont ceux qui sont œcuméniques avant l’heure, comme le philosophe Vladimir Soloviov, le principal contempteur du nationalisme tant religieux que politique, qui oppose l’universalisme chrétien à l’exclusivisme national : L’orthodoxie ne peut constituer un attribut national ; la papauté est un principe positif (1889).

 

La deuxième moitié du XIXe siècle s’ouvre avec les réformes « occidentales » d’Alexandre II (abolition du servage en 1861), qui entraînent une surenchère extrémiste (le tsar est assassiné en 1881) et une réaction nationaliste qu’incarnera Alexandre III. Le slavophilisme, qui était apolitique, deviendra pratiquement l’idéologie officielle. On souhaite l'autarcie pour désoccidentaliser la Russie (P. Viazemski, 1855), on défend une manière de voir russe. Tout en reconnaissant que l’Europe n’est pas moins notre patrie que la Russie (F. Dostoïevski, 1875), F. Dostoïevski affirme que l'humanisme universel est une idée nationale russe (1877). Le rejet de l’universel sera formulé par N. Danilevski, précurseur des « eurasistes » actuellement influents, et le national deviendra nationaliste. La Russie doit trouver son autonomie non plus dans une synthèse de l’« européisme » et de la russité, à l’intérieur de l’Europe, mais en s’isolant de celle-ci. N. Danilevski rejette l'européocentrisme pour enfermer la Russie dans une singularité belliqueuse (La maladie qui a infecté la Russie est la prétention à l'européanisation (1869) ; K. Léontiev, précurseur de l'anti-globalisme, s'oppose au « cosmopolitisme niveleur » : À qui hait la tendance destructrice de l'Occident vers l'uniformité et l'égalité, il ne reste que l'espoir en la Russie (1887). Dans l'autre camp, A. Gradovski s'élève contre la thèse de l'inapplicabilité des réformes occidentales à la Russie (1880) ; l’« européisme » est défendu par quelques figures du libéralisme monarchiste : Il n'y a pas d'autre éducation qu'européenne (B. Tchitchérine, 1878). Mais le malheur, reconnaissent-ils, est que la véritable Europe se reflète chez nous comme dans un miroir déformant. (A. Gradovski, 1882).

 

Au tournant du siècle, la réflexion sur les rapports de la Russie et de l'Occident est renouvelée d'un côté par le marxisme, qui peut être considéré comme le stade suprême de l'occidentalisme, et qui s'oppose au populisme (un slavophilisme sans sa dimension religieuse) qui cherchait à éviter le stade du capitalisme, et de l'autre par la renaissance spiritualiste et artistique que connaît la Russie après une domination de l'utilitarisme et du positivisme. Contre les marxistes pour qui il faut se réjouir de l’européanisation économique de la Russie (G. Plekhanov, 1895) et qui appellent à se mettre à l’école du capitalisme (P. Struve, 1894), le populiste N. Mikhaïlovski invite à séparer l'ivraie du bon grain dans la réalité européenne et trouver une troisième voie (1880). L. Tolstoï demande : La Russie doit-elle se soumettre à la loi du progrès ? (1863), ou encore : Le peuple russe a-t-il besoin de s’engager dans l’impasse où se trouvent les nations européennes ? (L. Tolstoï, 1906). Une pléiade de philosophes religieux s’interrogent sur l’impasse de la civilisation européenne (N. Fiodorov, 1906), dans laquelle domine la raison : Un abîme sépare la ratio européenne du Logos russe (V. Ern, 1910). N. Berdiaev cherche une synthèse messianique : La Russie est appelée à unir l’humain et le divin, l’Occident et l’Orient (1908). Avec la première guerre mondiale, où l’Occident est allié à la Russie contre la « barbarie allemande », on distingue l’Occident des « saintes merveilles » de « l’Occident pourrissant » (V. Ern,1915) : La Russie en guerre [est] appelée à régénérer l’Europe vieillissante (S. Boulgakov, 1914).

 

La guerre fait mûrir et éclater la révolution bolchevique, qui se veut internationaliste et qui est placée devant le défi suivant : Ou bien périr ou bien rattraper les pays avancés (V. Lénine, 1917). L’élan révolutionnaire russe plus l’efficacité américaine, — tel doit être le style du léninisme (J. Staline, 1924). « Rattraper et dépasser » l’Europe et l’Amérique reste pour tous le but principal (L. Trotski, 1936). La révolution est interprétée par les penseurs et écrivains qui n’ont pas émigré comme la lutte du « Scythe » russe et du bourgeois européen (R. Ivanov-Razoumnik, 1918), La Russie crucifiée pour l’Europe (M. Volochine, 1920). Gorki, opposé à une révolution qu’il juge prématurée, déplore qu’un peuple ignorant et anarchiste [soit] appelé à être le Messie de l’Europe (1918). Et de fait le bolchevisme internationaliste va se nationaliser, se russifier : La révolution est purement russe, déclare l’idéologue du national-bolchevisme N. Oustrialov en 1921, pour aboutir au « jdanovisme », à la campagne de 1946-1953 contre le « servilisme face à l’Occident » et le « cosmopolitisme ».

 

Dans l’émigration, l’« eurasisme » représente une tentative semblable de reconnaissance du caractère national de la révolution, accompagnée d’une dénonciation du joug romano-germanique (N. Troubetzkoy, 1925). Pour ce linguiste, l’européanisation est un mal absolu (1920). La rencontre avec un Occident, non plus fantasmé, mais réel, est une épreuve pour certains émigrés, un enrichissement pour des philosophes religieux comme N. Berdiaev, qui appelle au rejet non de la culture, mais de la civilisation européenne (1922). Pour V. Zenkovski, il faut renoncer au messianisme et à la critique de l’Occident (1926). Contre Ivan Ilyin pour lequel il n’y a pas pour nous de salut dans l’occidentalisme (1948), W. Weidlé défend la vocation européenne de la Russie (1956). Ne pas mesurer l’Europe à l’aune russe, ni la Russie à l’aune de l’Europe (G. Fédotov, 1932) est la condition nécessaire pour se comprendre.

 

Intellectuellement préparée en partie par la dissidence (en 1968, A. Sakharov appelait déjà à la convergence et la coexistence des deux systèmes), la perestroïka (1985-1991), avec ses mots d’ordre de démocratisation, État de droit, pluralisme, transparence, sa réhabilitation des valeurs universelles (M. Gorbatchov, 1987), est une nouvelle phase d’occidentalisation du pays, si accélérée qu’elle provoque une réaction de rejet dont Poutine est maintenant le porte-parole. Le néo-eurasisme, pour lequel il faut passer du modèle libéral-démocratique à une voie russe originale (A. Douguine, 2011) est l’idéologie de la restauration de l’identité nationale, conçue en termes d’opposition de civilisations : Ou la domination occidentale, ou la renaissance russe (G. Ziouganov, 2007) ; l'Occident est le royaume de l'Antéchrist (A. Douguine, 2006). On est loin de la maison commune européenne de M. Gorbatchov (1987). Le choix européen (M. Khodorkovski, 2014) n’est plus (ouvertement) que celui d’une minorité, qui dit avec crainte et amertume Adieu, Europe ! (L. Oulitskaïa, 2014).

 

Le discours occidentaliste est délégitimé et rejeté dans une opposition de plus en plus limitée et laminée, qualifiée de « cinquième colonne » ou d’« agent de l’étranger » (l’« image de l’ennemi », que Gorbatchov avait voulu effacer, est reconstituée). Le discours conservateur, normal après une période de déconstruction du passé (le « conservatisme russe » est l’idéologie officielle, depuis 2009, du parti au pouvoir « Russie unie »), flirte avec tous les extrémismes. Mais ce rejet de l’Europe ne doit pas conduire celle-ci à renvoyer la Russie à ses démons, mais plutôt à s’interroger elle-même sur ses faiblesses, son héritage et sa vocation.

 

Michel Niqueux

 

1 Les phrases en italique sont empruntées aux textes de l’anthologie L’Occident vu de Russie. Anthologie de la pensée russe de Karamzine à Poutine. Choix, présentations et traductions de Michel Niqueux. Préface de Georges Nivat. Institut d’études slaves, 2016, 790 p. Ill., index, bibliographie. ISBN 978-2-7204-0545-7. Deuxième édition, revue, 2017.