Introduction pour Sodome et Gomorrhe

  1er octobre 2014

 

 Cinéma LUX

Sodome et Gomorrhe est le 4ème tome de la Recherche qui en compte 7 ; le dernier publié du vivant de l’auteur en avril 22. C’est la partie centrale de l’œuvre : de part et d’autre, nous avons les 3 premiers tomes puis les 3 derniers. Cette place centrale nous dit l’importance du thème de l’inversion sexuelle dans l’œuvre tout entière. En effet il court tout le long du roman, depuis Combray jusqu’à Paris en passant par Balbec.

Sodome et Gomorrhe est divisé en 2parties : la 1ère qui ne compte qu’une trentaine de pages s’ouvre sur la rencontre amoureuse et sexuelle de Charlus et Jupien sous les yeux du narrateur, qui découvre et nomme la vraie nature du baron de Charlus. A ce titre, cette scène tient lieu d’initiation pour le héros. Ensuite, nous avons quelques pages théoriques sur l’inversion sexuelle, dont presque 2 pages, faite d’une seule phrase ( l’une des plus longue sinon la plus longue de la Recherche) d’une ampleur lyrique réellement émouvante et qui d’ailleurs viendra clore la lecture d’aujourd’hui.

On peut dire que ce long commentaire est un manifeste, un plaidoyer pour la minorité persécutée que sont les homosexuels. Ce texte (tout comme l’œuvre) a été écrit au début du 20ème siècle ; l’homosexualité n’était pas décriminalisée comme aujourd’hui elle le devient peu à peu… On imagine qu’il a fallu une certaine audace, un certain courage pour se faire le porte-voix d’une catégorie d’êtres stygmatisés, exclus, voire condamnés aux travaux forcés comme Oscar Wilde par exemple à qui le narrateur fera allusion tout à l’heure. Nous connaissons aussi les précautions de langage que Proust prendra près de ses différents éditeurs pour la publication de Sodome et Gomorrhe.

Il fera de cette « race maudite » un parallèle avec les Juifs, voués eux aussi à la clandestinité et à l’opprobre. (L’affaire Dreyfus n’est pas loin).

Ces 30 premières pages, qui nous occuperont ce soir et la semaine prochaine sont un prologue à partir duquel va se développer, dans Sodome et Gomorrhe 2 le motif de l’inversion sur à peu près 500 pages ; les plus balzaciennes par l’ambition sociale du narrateur, les grandes scènes de salons, de grands repas ( la Raspelière….). On aura des pages pleines de verve, d’imagination, de drôlerie, de douleur parfois.

Notons au passage que Proust emploie très peu le mot « homosexuel ». Il aurait voulu utiliser le mot « tante » mais il était déjà pris par Balzac ! Néanmoins le mot « inverti » lui convient. L’inversion pour l’écrivain, qu’il considère comme congénitale, est celle du sujet désirant : l’apparence de l’inverti est masculine ( Charlus) et son goût de virilité, sa recherche de partenaire masculin viril, provient d’une féminité foncière qui le constitue, fût-elle dissimulée ( d’où la théorie des homme-femmes dont il sera question tout à l’heure). Et nous avons là quelque chose de très romanesque, un jeu entre l’apparence et la profondeur, entre l’apparence et la réalité, une duplicité qui ne peut que réjouir un écrivain, qu’il se fera un plaisir de décrire, lui dont la passion est la quête de l’essence.

Le titre Sodome et Gomorrhe fait référence aux 2 cités bibliques de la Genèse, que Dieu détruit par le soufre et le feu pour châtier les habitants de leurs mœurs sexuelles, après avoir envoyé 2 anges pour sauver les chastes…. Il y a dans ce titre et dans le texte aussi des allusions cachées à de grands poètes et écrivains, comme Baudelaire, Balzac ; allusion aussi aux contes orientaux comme les 1001 nuits, références sous-terraines dont l’œuvre est cousue.

Avec ce titre , Proust est dans la posture d’un artiste qui recrée le monde, le monde des amours illicites et inavouables, et c’est le voyage que nous ferons cette année.

Arrêtons- nous un instant sur un plan de la structure de l’œuvre. Je veux parler de la symétrie que nous avons dans le titre Sodome et Gomorrhe, radicalement séparés Sodome-Gomorrhe, tout comme le côté de chez Swann et le côté de Guermantes, autre effet de symétrie. Nous irons d’abord du côté de Sodome puis avec les 2 tomes suivants La prisonnière et Albertine disparue, nous serons du côté de Gomorrhe. Cette symétrie en effet participe à la structure du roman parmi d’autres symétries, comme celle des 2 côtés, celle entre le couple Swann-Odette et le couple Narrateur-Albertine….Le roman fait apparaître encore une autre symétrie dont le second terme va beaucoup plus loin dans l’analyse, c’est d’une part la sonate de Vinteuil ( la blanche sonate dont la petite phrase bouleversera tellement Swann dans le 1er tome), d’autre part le septuor de Vinteuil ( le rougeoyant septuor qu’entendra le narrateur dans La prisonnière),  dont le narrateur fera un commentaire impressionniste d’où découleront des réflexions théoriques sur l’art qui se déploieront dans Le temps retrouvé.

A propos de Vinteuil, qui est le grand artiste de la Recherche, avec le peintre Elstir, tous les deux importants dans l’évolution de la vocation du narrateur ( qui veut devenir écrivain), rappelez-vous la scène de Montjouvain ( qui s’inscrit elle aussi en symétrie avec celle de Charlus et Jupien que l’on verra tout à l’heure) : Nous sommes du côté de chez Swann ; le narrateur enfant est caché derrière un buisson et voit par la fenêtre Mlle Vinteuil et sa compagne entrain de s’embrasser, de se caresser devant la photographie du père. Après cette scène gomorrhéenne, le narrateur nous prévient :  « on verra plus tard, nous dit-il, que le souvenir de cette impression devait jouer un rôle important dans ma vie ». Dès l’ouverture de Sodome et Gomorrhe 1, très brièvement, le narrateur fait allusion à cette scène comme d’un « souvenir obscur » ; puis lorsqu’il est avec Albertine plus tard dans les dernières pages de Sodome et Gomorrhe 2, l’obscur souvenir surgira violemment, comme une réminiscence (et l’on sait que la théorie de la mémoire involontaire charpente l’œuvre) et déclenchera chez le narrateur une angoisse et une culpabilité qui l’amèneront à séquestrer Albertine chez lui à Paris et là nous serons dans le 5ème tome : La prisonnière.

Nous avons là des évènements, mais plus encore des reflets d’évènements qui parcourent le roman tout entier. Plusieurs couches de matière en quelque sorte, comme dans un tableau plusieurs couches de couleurs qui se superposent et créent la profondeur et l’unité de l’œuvre. On les pressent tout le long de la Recherche, on les découvre dans Le temps retrouvé, le dernier tome où le narrateur ramasse le temps perdu, le recrée dans Le temps retrouvé, si bien que, et là je cite une note de Proust dans Sésame et les Lys, ouvrage de Ruskin qu’il traduit et préface vers 1905, « si bien que [le roman tout entier] se trouve avoir obéi à une sorte de plan secret qui, dévoilé à la fin, impose rétrospectivement à l’ensemble une sorte d’ordre et le fait apercevoir magnifiquement étagé jusqu’à l’apothéose finale ».

Proust ne dit pas autre chose quand il déclare à Jacques Rivière, l’éditeur de la NRF : « Enfin je trouve un lecteur qui devine que mon livre est un ouvrage dogmatique et une construction ! »

Nous allons donc entrer sur les terres de Sodome. Le rideau s’ouvre sur la cour de l’hôtel des Guermantes. Le narrateur, rappelez-vous, guette leur retour pour s’assurer près d’eux que le carton d’invitation qu’il a reçu de la princesse n’a pas été envoyé par un mystificateur.

Pendant cette attente, le narrateur est témoin d’une scène qui, nous dit-il « devait avoir pour lui des conséquences si considérables et lui découvrir un paysage moral si important » qu’il a jugé préférable d’en retarder le récit …….  Jusqu’au tome suivant. Eh bien nous y voilà, rejoignons le narrateur posté derrière son volet et regardons avec lui la chorégraphie, le ballet exotique et charnel entre un bourdon et une orchidée, je veux dire entre Charlus et Jupien.