Catégorie : Proust

PROUST, DES CLOCHERS DE CAEN AU TEMPS RETROUVE[Renvoi1]

par Jean-Claude DUMONCEL

CONFÉRENCE DU 31 MAI 2013 À L'HOTEL DE VILLE DE CAEN

La Chorégraphie des Clochers de Caen

  « Les clochers de Caen ». C’est, dans le titre d’un article publié par Proust en 1907, ce qui indique son rapport à l’épisode énigmatique des clochers de Martinville dans A la Recherche du Temps perdu. Dans les deux textes, les trois clochers sont comparés à trois jeunes filles qui, dans le roman, deviendront Gilberte, Oriane et Albertine, pour entrer dans un rapport essentiel à Bergotte, Elstir et Vinteuil. Ainsi sont alignés les signes de l’amour et les signes de l’art dont le déchiffrement permettra au narrateur, partant du temps perdu parmi les mondanités, de s’élever jusqu’au Temps retrouvé, comme l’a montré le commentaire de Gilles Deleuze. Les clochers réels de Saint-EtienneSaint-Pierre et La Trinité, comparés aux clochers fictifs et interchangeables de Martinville, font alors de Caen, objectivement, le premier site proustien. Et à Caen le système de la critique proustienne prend un tour expérimental : vus du viaduc de Calix, les clochers de Caen s’alignent toujours exactement comme dans le récit proustien, figurant par leur superposition l’Hécate simple que Michel Butor a su déceler derrière « la triple Hécate » formée par Gilberte, Oriane et Albertine.

  Le 19 novembre 1907 les lecteurs du Figaro peuvent lire dans leur journal un article signé Marcel Proust intitulé Impressions de route en automobile et qui sera réédité en 1919 sous un titre portant « Les clochers de Caen. La cathédrale de Lisieux  ». Dans ce récit, les clochers de Caen apparaissent en trois moments, correspondant à un avant, un pendant et un après :


Premier moment :

Seuls, s’élevant du niveau uniforme de la plaine et comme perdus en rase campagne, montaient vers le ciel les deux clochers de Saint-Etienne. Bientôt nous en vîmes trois, le clocher de Saint-Pierre les avait rejoints. Rapprochés en une triple aiguille montagneuse, ils apparaissaient comme, souvent dans Turner, le monastère ou le manoir qui, au milieu de l’immense paysage de ciel, de végétation et d’eau, tient aussi peu de place, semble aussi épisodique et momentané, que l’arc-en-ciel, la lumière de cinq heures du soir, et la petite paysanne qui, au premier plan, trotte sur le chemin avec ses paniers. Les minutes passaient, nous allions vite et pourtant les trois clochers étaient toujours seuls devant nous, comme des oiseaux posés sur la plaine, immobiles, et qu’on distingue au soleil. Puis, l’éloignement se déchirant comme une brume qui dévoile complète et dans ses détails une forme invisible l’instant d’avant, les tours de la Trinité apparurent, ou plutôt une seule tour, tant elle cachait exactement l’autre derrière elle. Mais elle s’écarta, l’autre s’avança, et toutes deux s’alignèrent. Enfin, un clocher retardataire (celui de Saint-Sauveur, je suppose) vint, par une volte hardie, se placer en face d’elles.

Second moment :

J’avais demandé au mécanicien de m’arrêter un instant devant les clochers de Saint-Etienne.

Enfin, troisième moment, qui se révélera aussi le plus important :

nous avions déjà quitté Caen depuis longtemps, et la ville, après nous avoir accompagnés quelques secondes, avait disparu, que, restés seuls à l’horizon à nous regarder fuir, les deux clochers de Saint-Etienne et le clocher de Saint-Pierre agitaient encore en signe d’adieu leurs cimes ensoleillées. Parfois, l’un s’effaçait pour que les deux autres pussent nous apercevoir ; bientôt, je n’en vis plus que deux. Puis ils virèrent une dernière fois comme deux pivots d’or, et disparurent à mes yeux. Bien souvent depuis, passant au soleil couché dans la plaine de Caen, je les ai revus, parfois de très loin et qui n’étaient que comme deux fleurs peintes sur le ciel, au dessus de la ligne basse des champs ; parfois un peu plus près et déjà rattrapés par le clocher de Saint-Pierre, semblables aux trois jeunes filles d’une légende abandonnées dans une solitude où commençait à tomber l’obscurité ; et tandis que je m’éloignais je les voyais timidement chercher leur chemin et, après quelques gauches essais et trébuchements maladroits de leurs nobles silhouettes, se serrer les uns contre les autres, glisser l’un derrière l’autre, ne plus faire sur le ciel encore rose qu’une seule forme noire délicieuse et résignée et s’effacer dans la nuit.


C’est ce que nous résumerons comme la Chorégraphie des Clochers de Caen.

Les lecteurs de Proust auront reconnu ici, sous une forme anticipée, l’un de ce qu’on appelle à juste titre les « moments magiques » de la Recherche du temps perdu, à savoir l’épisode des clochers de Martinville. Et c’est un fil d’Ariane qui nous est ainsi tendu dans le labyrinthe proustien. Mais ce qu’il faut immédiatement ajouter, c’est ce que l’on découvre toujours aujourd’hui en empruntant le périphérique Nord de Caen dans le sens Est-Ouest au moment où l’on passe le viaduc de Calix. Alors, en regardant sur votre gauche vous verrez au fond du paysage les deux flèches de Saint-Etienne, au centre la flèche de Saint-Pierre, et, plus près de vous, les deux tours de la Trinité. Puis, en continuant simplement à rouler, vous observerez que les trois édifices vont progressivement se rapprocher dans le paysage pour finalement s’aligner sur une seule droite en se masquant partiellement. Autrement dit, la chorégraphie des clochers de Caen dans le récit proustien est toujours visible sur le site caennais d’aujourd’hui.

Toutefois ce n’est là que l’un des deux bouts de la chaîne que nous devons tenter de tenir.

L’autre bout de la chaîne se trouve dans une enquête de Raymond Queneau publiée sous le titre Pour une bibliothèque idéale en 1956. La question y était : « Quels sont les 100 livres que vous emporteriez sur une île déserte ? ». Cette question était posée à une soixantaine d’écrivains, aussi divers que Paul Claudel, Henry Miller, Gaston Bachelard et Jean Paulhan. D’où un classement final (que l’on pourrait dire « classement de Queneau ») où les trois premiers livres choisis étaient dans l’ordre : le théâtre de Shakespeare, la Bible, et A la Recherche du Temps perdu. (A titre de comparaison l’Odyssée ne se trouvait qu’à la 27e place l’Iliade à la 54e). Le classement de Queneau nous donne une idée de ce qu’est la stature de Proust dans la littérature universelle.

La place de Proust dans la bibliothèque idéale de Queneau prouve l’Universalité de Proust. Cette universalité reçoit d’ailleurs un sceau biblique. C’est le rôle que jouent, au-delà des lieux comme Combray, Balbec ou Paris, les villes bibliques de Sodome & Gomorrhe.

Si nous réunissons les deux bouts de la chaîne ainsi définis, nous arrivons à l’observation suivante :

Le roman dont une des origines se trouve dans les clochers de Caen s’impose comme le classique de la modernité, rejoignant parmi les classiques de toujours la Bible et Shakespeare, en devançant Homère.

Et maintenant il nous incombe de dévoiler ce qui se trouve entre les deux bouts de cette chaîne : Comment le récit esquissé à propos des clochers de Caen a-t-il donné le classique de la modernité ? De surcroît : Quelles sont les leçons à en tirer dans notre situation ?

  Afin de répondre à ces questions, il nous faut d’abord nous demander ce que sont devenus les clochers de Caen dans A la Recherche du Temps perdu. Or la réponse est, en apparence au moins, relativement simple : les clochers ont simplement changé de lieu. Ils sont devenus (dès le début du roman) les Clochers de Martinville [I, 179-182][2]. Les deux clochers de Saint-Etienne et le clocher de Saint-Pierre sont remplacés respectivement par les deux clochers de Martinville et le clocher de Vieuxvicq. Mais pour le reste, il est inutile de lire en entier la nouvelle version. Il suffira de considérer l’extrait suivant :

un peu plus tard, comme nous étions déjà près de Combray, le soleil étant maintenant couché, je les aperçus une dernière fois de très loin, qui n’étaient plus que comme trois fleurs peintes sur le ciel au dessus de la ligne basse des champs. Ils me faisaient penser aux trois jeunes filles d’une légende, abandonnées dans une solitude où tombait déjà l’obscurité ; et tandis que nous nous éloignions au galop, je les vis timidement chercher leur chemin et, après quelques gauches trébuchements de leurs nobles silhouettes, se serrer les uns contre les autres, glisser l’un derrière l’autre, ne plus faire sur le ciel encore rose qu’une seule forme noire, charmante et résignée, et s’effacer dans la nuit.

Comme on le voit, les clochers de Martinville accomplissent la même chorégraphie que les clochers de Caen.

Le lecteur l’aura compris : les clochers de Martinville sont simplement une transposition des clochers de Caen. Mais pourquoi cette transposition ? Que viennent faire trois clochers dans une « Recherche du Temps perdu » ?

A cette question, la réponse est donnée d’abord par Proust lui-même dans ce qui se passe juste après la rencontre des clochers. D’abord le narrateur écrit la nouvelle version du texte de 1907, de sorte qu’il se sent « parfaitement débarassé de ces clochers et de ce qu’ils cachaient derrière eux ». Et il ajoute :

Comme si j’avais été… une poule et si je venais de pondre un œuf, je me mis à chanter à tue-tête.

Pourquoi le narrateur, après avoir narré la rencontre des clochers de Martinville, se met-il à chanter comme une poule qui a pondu son œuf ? L’analogie est limpide : le récit de 1907 est l’œuf dont va sortir A la Recherche du Temps perdu – jusqu’au Temps retrouvé. « Les clochers de Caen » contiennent, comme on dit, ab ovo (dans l’œuf) A la Recherche du Temps perdu.

Mais comment est-il possible de retrouver le Temps perdu ? Pour parvenir à une telle retrouvaille il faut d’abord avoir découvert autre chose :


  

Il faut avoir découvert comment se tisse une destinée. Ni plus ni moins. Et cela est condensé dans la chorégraphie des clochersLa chorégraphie des clochers de Caen a révélé à Proust comment se tisse une destinée, autrement dit la Loi de l’Evénement. C’est ce que Proust expose à l’occasion d’un commentaire de Tolstoï :

Chaque trait, dit d’observation, est simplement le revêtement, la preuve, l’exemple d’une loi dégagée par le romancier, loi rationnelle ou irrationnelle. Et l’impression de puissance et de vie vient précisément de ce que ce n’est pas observé, mais que chaque geste, chaque parole, chaque action n’étant que la signification d’une loi, on se sent se mouvoir au sein d’une multitude de lois. Seulement comme la vérité de ces lois est connue par Tolstoï par l’autorité intérieure qu’elles ont eue sur sa pensée, il y en a qui restent inexplicables pour nous. [CSB 658, s.d.][3]

Or la chorégraphie des clochers joue aussi une sorte de jeu de cache-cache, ou plus plus exactement de dissimulation et dévoilement. La chorégraphie des clochers proustiens met en scène la manière dont la Réalité dévoile sa vérité – ou la dissimule.

Mais comment passer de la destinée à un roman de la destinée ? Comment la simple allégorie de trois clochers figurant trois jeunes filles peut-elle donner un roman de 3000 pages ? La solution est donnée par Proust en deux temps, d’abord à l’échelle de la phrase proustienne, puis à l’échelle du roman tout entier.

Au niveau de la phrase Proust nous dit :

ce qui était caché derrière les clochers de Martinville devait être quelque chose d’analogue à une jolie phrase [I, 181]

Au niveau du récit entier, c’est là que les clochers de Martinville vont s’articuler à la réminiscence de la tasse de thé. Elle sera  immédiatement relayée par une autre métaphore célèbre de Proust, métaphore qui a valeur de modèle, à savoir le modèle de l’Origami sur le quel se termine l’épisode de la tasse de thé :

comme dans ce jeu où les Japonais s’amusent à tremper dans un bol de porcelaine rempli d’eau, de petits morceaux de papier jusque-là indistincts qui, à peine y sont-ils plongés, s’étirent, se contournent, se colorent, se différencient, deviennent des fleurs, des maisons, des personnages consistants et reconnaissables, de même maintenant toutes les fleurs de notre jardin et celles du parc de M. Swann, et les nymphéas de la Vivonne, et les bonnes gens du village et leurs petits logis et l’église et tout Combray et ses environs, tout cela qui prend forme et solidité, est sorti, ville et jardins, de ma tasse de thé. [I, 47-8]

  Le bol de porcelaine, c’est la tête de Proust. Plongez-y (en lieu et place d’une sachet de thé) le triptyque des clochers de Martinville, et vous obtenez A la Recherche du Temps perdu. Les clochers de Martinville vont permettre de déplier indéfiniment ce qui était plié dans la mémoire proustienne.

  Ce soir, cependant, nous devrons choisir. Nous devrons laisser de côté la construction de la phrase proustienne[4], pour pouvoir nous concentrer sur la construction du roman. Et cette construction elle-même va se déployer sur deux plans principaux. Proust va nous faire pénétrer dans la machinerie où se tissent, d’une part, les destinée individuelles ou personnelles et aussi, d’autre part, La destinée collective ou politique (au niveau géopolitique).


1. Les destinées individuelles

  La Chorégraphie des clochers, dans l’univers de Proust, inclut d’abord un procédé beaucoup plus classique, à savoir l’Analogie.

  Ici c’est l’analogie entre :

3 clochers

3 fleurs ou 3 oiseaux

3 Jeunes Filles

Autrement dit trois clochers « font penser » à trois fleurs ou trois oiseaux et symbolisent trois Jeunes Filles.

  Mais la Chorégraphie des clochers, de surcroît, met en mouvement l’analogie.

  L’analogie est un procédé de pensée vieux comme le monde. Mettre en mouvement l’analogie dans une chorégraphie est le procédé proprement proustien, érigeant le mobilisme bergsonien en loi romanesque.

  Et dans cette mise en mouvement il y a un moment principal : c’est celui où les trois clochers ensoleillés se fondent pour ne plus former qu’un seul clocher obscur, symbolisant donc un Objet unique.

  Cet Objet unique et obscur, cet « objet obscur du désir », Proust ne lui donne pas de nom. Nous devons à Michel Butor, dans son article classique « Les ‘moments’ de Marcel Proust » de lui avoir trouvé le nom le plus approprié[5], pris dans la mythologie grecque : Hécate.

  En effet, dans la mythologie grecque, Hécate se dédouble d’abord en deux divinités, Artémis et Perséphone.

  Artémis est l’Hécate simple, divinité lunaire.

  Perséphone est la triple Hécate, divinité infernale à trois têtes et trois corps.

  On voit par conséquent comment Hécate est habilitée à condenser la chorégraphie des clochers :

  Le clocher unique symbolise l’Hécate simple ;

  Les trois clochers symbolisent l’Hécate multiple avec ses trois incarnations en trois jeunes fille ou femmes : Gilberte, Oriane et Albertine.

  Cette Chorégraphie d’Hécate, commandant la dualité de l’Hécate simple et de l’Hécate multiple, prend place chez Proust dans une autre dualité, plus simple, qui se partage tout son univers. Elle est indiquée dès le niveau de la Table des Matières du roman. C’est la dualité

Noms de Pays : le Nom

Noms de Pays : le Pays

  En effet il y a un platonisme de Proust, bien observé par les meilleurs commentateurs. Comme Platon, Proust distingue entre un « Lieu visible » et un « Lieu intelligible » (sorte de « ciel des Idées », que Proust caractérise aussi comme lieu des « Essences »). Mais comme Proust est romancier, il donne à son Lieu intelligible une forme déjà concrète. Le Lieu intelligible proustien, c’est la palette des Noms de Pays qui font rêver avant que l’on y soit jamais allé. Son Lieu visible, c’est celui des Pays où ces rêves se réaliseront ou non.

  Et le symbole d’Hécate est divisé par cette dualité. L’Hécate simple se meut parmi les Noms de pays et, selon le Nom qu’elle y rencontre, elle va s’incarner parmi les Pays sous l’une des formes de l’Hécate multiple. C’est ainsi que Gilberte est rencontrée à Combray, Oriane à Paris et Albertine à Balbec. Les amours successives du narrateur lui sont donc envoyées par la chorégraphie d’Hécate, réglée par la chorégraphie des Clochers. C’est la chorégraphie des clochers d’Hécate qui décoche les coups de foudre.

  La dualité platonicienne d’un Haut et d’un Bas se retrouve dans un passage de la Recherche qui est comme un condensé du roman tout entier :

Ainsi qu’en bas les feuilles mortes, en haut les nuages suivaient le vent. Et des soirs migrateurs, dont une sorte de section conique pratiquée dans le ciel laissait voir la superposition rose, bleue et verte, étaient tous préparés à destination de climats plus beaux. [II, 389]

C’est dans ce cadre que s’inscrivent ce que le narrateur appelle

mes rêves de voyage et d’amour [I, 87].

  Comme vous les voyez donc il y a aussi chez Proust une profonde inspiration baudelairienne. A la Recherche du Temps perdu pourrait s’intituler aussi Invitation au Voyage. Plus précisément son titre pourrait être (sur le registre de Watteau) : Embarquements pour des Cythères inconnues.

  Le roman proustien est donc bien un roman d’apprentissage. C’est même plus précisément une Education sentimentale. Mais ces genres déjà classiques, Proust va les renouveler de fond en comble, et ce dans deux directions distinctes.

  D’une part l’éducation sentimentale du héros est prescrite par la chorégraphie d’Hécate. Les amours successives du héros, pour Gilberte, Oriane et Albertine sont les rencontres des trois formes de l’Hécate multiple, incarnant différemment l’Hécate simple.

  D’autre part l’éducation sentimentale n’est qu’une partie du Roman d’Apprentissage. Comme Deleuze l’a vu dans son livre Proust et les signes, le narrateur doit passer par un apprentissage des signes, où les signes qu’il doit déchiffrer se déploient sur quatre niveaux étagés comme autant d’épreuves qualifiantes, formant l’échelle de ce qui, d’un point de vue platonicien, se nommerait une véritable « dialectique ascendante ». Cette échelle proustienne des signes est la suivante :

                                        4° Signes de l’Art

                      3° Impressions & Réminiscences

                                                   2° Signes de l’Amour

                                                        1°  Signes de la mondanité

Et à chaque sorte de signe correspond une forme du Temps :

                                     4° Les signes de l’Art accéderont au Temps éternisé.

                   3° Les Impressions & Réminiscences dévoilent une éternité dans l’instant

                          2° Les signes de l’Amour sont ceux du temps destructeur

                     1° Les signes de la mondanité sont ceux du temps gaspillé

 

  Donc c’est seulement par son apprentissage des signes que le héros parvient au Temps retrouvé. Mais l’épreuve qualifiante des signes de l’amour est commandée, comme nous l’avons vu, par la chorégraphie d’Hécate. Or l’analogie entre les jeunes filles émettant les signes de l’amour et les clochers donnant les impressions signifie que l’apprentissage des impressions est commandé, quant à lui, par la chorégraphie des clochers. Par conséquent la loi de la chorégraphie des clochers se transmet par analogie à la totalité des épreuves qualifiantes qui scandent le roman proustien. Et comme cette chorégraphie a son origine dans celle des clochers de Caen, nous avons établi que la Recherche du Temps perdu est entièrement construite sur le canevas offert par les Clochers de Caen, reproduit sur les clochers de Martinville. Q. E. D.

  Cela au niveau de la destinée individuelle qui est d’abord celle du narrateur. Mais, non moins que le roman de Balzac ou de Zola, le roman proustien est aussi un portrait en action de la société. Il nous faut donc maintenant montrer comment les mêmes lois dégagées par Proust pour les destinées individuelles s’appliquent aussi au destin collectif.


2. La destinée politique

  Je la limiterai à deux exemples : l’affaire Dreyfus et la Guerre de 14-18 qui nous conduira au thème de la guerre en général.

  Sur l’affaire Dreyfus, Proust s’est plus particulièrement intéressé à la question Comment devient-on dreyfusard ? Et cette question, il l’a étudiée sur les Guermantes, en y distinguant deux cas hétérogènes, celui présenté par le duc de Guermantes, d’une part, et d’autre part celui du prince et et de la princesse de Guermantes.

  Le duc Basin de Guermantes, « anti-dreyfusard forcené » (II, 739), part soigner sa vessie dans une ville d’eaux. Là il rencontre « trois charmantes dames » dreyfusardes qui rient de son opinion et la tournent en ridicule. On peut donc dire que le duc de Guermantes a été snobé par une triple Hécate. Son retournement thermal est une volte-face, en un mouvement déjà prévu par la chorégraphie des clochers.

  Au niveau princier le processus est différent. Le prince (Gilbert) en vient à lire en cachette de sa femme L’Aurore (le journal de Clemenceau qui a publié de J’accuse de Zola) pendant que la princesse (Marie) lit en cachette de son mari ce même journal. Le prince fait dire des messes pour Dreyfus en cachette de sa femme jusqu’au jour où il s’aperçoit que sa femme fait dire des messes pour Dreyfus elle aussi, en cachette de son mari. Or nous avons vu que la chorégraphie des clochers, entre autres aptitudes, est apte à représenter la manière dont la réalité révèle où masque la vérité à son propos. Parmi les contorsions d’opinion que l’Affaire Dreyfus a produites, nous voyons en particulier ici comment la révélations d’une vérité peut conduire à en cacher une autre comme un clocher peut en cacher un autre.

  Pour ce qui est de la guerre, elle apparaît chez Proust à deux niveaux théoriques hétérogènes :

  On sait que Proust a d’abord écrit le commencement et la fin de son roman. C’est donc aussi un « roman-accordéon », entre les extrêmités duquel il a pu ensuite interposer ad libitum des épisodes en supplément de ceux qu’il avait initialement prévus. Et c’est ainsi que la guerre de 14-18 s’est invitée dans A la Recherche du Temps perdu. Dans son traitement de ce sujet l’un des procédés les plus caractéristiques est le suivant :

   Combray qui (en tant que transposition d’Illiers) se situe au sud-ouest de Chartres est transporté par Proust sur le front, pour devenir un village que les Allemands et les Français se sont partagé « pendant un an et demi ». C’est Gilberte qui l’apprend au Narrateur :

Le petit chemin que vous aimiez tant, que nous appelions le raidillon aux aubépines et où vous prétendez que vous êtes tombé dans votre enfance amoureux de moi, alors que je vous assure en toute vérité que c’était moi qui étais amoureuse de vous, je ne peux pas vous dire l’importance qu’il a prise. L’immense champ de blé auquel il aboutit, c’est la fameuse cote 307 dont vous avez dû voir le nom revenir si souvent dans les communiqués. [III, 756].

  Nous voyons ici la destinée individuelle se fondre dans la destinée collective. Mais les deux sont commandés par la chorégraphie proustienne : Gilberte échange les rôles amoureux comme les clochers intervertissent leurs positions ; et le raidillon de Tansonville est promu « cote 307 » comme un symbole peut passer du registre des clochers, par exemple, au registre des fleurs ou des oiseaux. La chorégraphie des clochers détermine donc aussi la manière dont les destinées individuelles sont prises dans le Destin collectif.

  Et vous l’aurez compris : si Combray peut être transporté sur le front des tranchées, alors Martinville peut être transportée à Caen (& vice-versa).

  Par ailleurs, avant même d’avoir à mettre la guerre de 14-18 dans son roman, Proust y avait d’abord traité de la Guerre en général, envisagée dans l’Histoire universelle (p. ex. sur le cas de la Bataille de Cannes), lors de ses mystérieuses conversations militaires avec Saint-Loup en garnison à Doncières.

  Alors que la destinée amoureuse est représentée par Proust à partir de la Géométrie des sections coniques, la destinée belligérante relève selon lui d’une sorte d’Algèbre :

II 79 l’histoire militaire est traitée comme… une espèce d’algèbre… d’une beauté tour à tour inductive et déductive

  Beauté inductive car

II 109 les plus petits faits, les plus petits événements, ne sont que les signes d’une idée qu’il faut dégager et qui souvent en recouvre d’autres comme un palimpseste

Ce qui permet (II 114) de « voir sous une bataille moderne une plus ancienne ».

  Beauté déductive aussi, une fois les lois dégagées :

II 113 le long des montagnes, dans un système de vallées, sur telles plaines, c’est presque avec le caractère de nécessité et de beauté grandiose des avalanches que tu peux prédire la marche des armées

De telle sorte que

II 117 leur rôle sera… analogue à celui de telle autre unité dans telle autre bataille, et seront cités dans l’histoire comme des exemples interchangeables

  Et finalement, selon Proust, qu’il s’agisse de nos destinées amoureuses où du destin collectif de la guerre, les lois sont les mêmes :

III 982-3 la guerre… se vit comme un amour, pourrait être racontée comme un roman… parce que la guerre n’est pas stratégique

A supposer que la guerre soit scientifique, encore faudrait-il la peindre comme Elstir peignait la mer, par l’autre sens, et partir des illusions, des croyances qu’on rectifie peu à peu, comme Dostoïevsky raconterait une vie…

  Or ce jeu des illusions et de la réalité, de la dissimulation et de la révélation, nous l’avons vu, est mimé d’avance par la chorégraphie des clochers. Par conséquent nous retrouvons de nouveau ici la fonction architectonique et généalogique de ce que Proust a compris en regardant les clochers de Caen se mouvoir dans la plaine du soir.

  Le tout avec une portée géopolotique. Proust évoque en effet le

sentiment de l’Infini sur la rive occidentale du lac Victoria… [I, 453]


Conclusion prospective

  Prospectivement parlant, une double conclusion s’impose, à l’échelle de Caen et à une tout autre échelle.

  Disons d’abord la conclusion prospective pour Caen :

  Partons d’un constat. Pour les guides touristiques d’aujourd’hui, Caen est d’abord la ville de Guillaume le Conquérant et de la « fière Mathilde ». Il va de soi que ce n’est pas faux.  Mais nous devons immédiatement ajouter que dans la Mémoire culturelle de Caen, envisagée objectivement dans toute son ampleur, ce n’est que la couche médiévale.

  Ce que j’aimerais, c’est qu’à l’issue de cette causerie vous puissiez voir Caen un peu autrement. Que vous en veniez à voir, dans le paysage caennais, s’inscrire en quelque sorte en filigrane le parcours automobile de Proust en 1907 et sa transformation en un roman devenu classique de la modernité.

  Car l’histoire de Caen ne s’est pas arrêtée au Moyen Âge. Ce que démontre le rapport entre les clochers de Caen et les clochers de Martinville, c’est que Caen est aussi, de surcroît, un site proustien.

  Il y en a d’autres, en particulier Cabourg (devenu Balbec dans le roman) et Illiers (près de Chartres, devenu Combray dans le roman, puis rebaptisé comme vous le savez Illiers-Combray en 1971). Mais dans le roman proustien, Balbec et Combray sont plus précisément les lieux de certains épisodes parmi d’autres. Alors que les clochers de Martinville ou de Caen indiquent la loi de construction du roman dans sa totalité. Si on y ajoute que les clochers de Caen sont chez Proust antérieurs aux clochers de Martinville, alors nous aboutissons à la conclusion suivante : non seulement Caen est un site proustien mais Caen est le site contenant ab ovo la Recherche du Temps perdu en entier.

  Evidemment il ne faut surtout pas en faire une querelle de clochers ! En réalité, pour ce qui est de la distribution des rôles entre sites proustiens, les rôles en question sont d’une diversité propre à écarter d’avance toute concurrence. Si, en effet, par « site proustien » on entend le théâtre d’épisodes romanesques où le touriste pourra retrouver peut-être l’atmosphère ou le paysage de ces épisodes, alors Illiers, Paris, Cabourg et Venise représentent les sites proustiens principaux. Sans parler de Sodome et Gomorrhe ! Mais le rôle de Caen dans la géographie proustienne est entièrement différent, à la fois beaucoup plus général mais par là même aussi beaucoup plus abstrait. Proust a fait de Caen ce qu’il faudrait appeler un site structural. Chez Proust, en effet, les clochers de Caen sont déclarés analogues à des fleurs ou à des jeunes filles. Ce qui compte par conséquent n’est pas leur nature de clochers mais les rapports qu’ils entretiennent entre eux, par exemple leur alignement progressif pour finir par former une silhouette unique.

  Et avec le caractère structural du site nous retrouvons directement l’Universalité du roman proustien. Or cette universalité structurale n’est pas seulement celle d’une fiction. Un roman qui nous montre comment sont tissées les destinées individuelles et collectives n’est pas une œuvre que l’on pourrait admirer sous cloche. Elle nous interpelle dans notre présent.

  Puisque, aujourd’hui, tout le monde parle de « crise » il faut rappeler que le mot « crise » vient du grec krisis, qui signifie décision. Par conséquent le problème premier posé par une crise est le suivant : Comment une aventure individuelle ou un projet politique peuvent-ils s’inscrire comme décisions dans un monde qui les dépasse et semble les emporter selon un destin inéluctable ? Or sur ce problème le roman proustien possède une pertinence patente.

  Pour comprendre exactement cette pertinence, il faut faire apparaître quelque chose qui n’est visible que par comparaison avec ce qui s’est passé dans la Grèce antique. Dans la Grèce ancienne Homère est venu avant Platon. Comme l’ont montré des historiens tels que Werner Jaeger et Jean-Pierre Vernant, la poésie a été en quelque sorte l’humus sur lequel a poussé la philosophie. La pensée de Proust, quant à elle, se trouve dans un rapport complexe à celle de Bergson mais, sur l’axe du temps[6]le rapport antique s’y est inversé. Il y a eu d’abord Bergson, puis Péguy et Proust. D’abord le penseur, puis le poète et le narrateur. A ceci près, si j’ai rappelé le précédent grec, c’est que dans les deux cas le couple Poète-Penseur a une véritable valeur de fondation. Ce que la place de Proust dans la bibliothèque idéale de Queneau établit, c’est que la « Belle-Epoque » a vu, avec le couple Bergson-Proust, naître quelque chose qui n’a d’équivalent que le couple Homère-Platon dans la fondation de la civilisation grecque.

  Sur ce point la décision est contenue dans l’œuvre de Gilles Deleuze, qui est à la fois le grand disciple de Bergson, un commentateur patenté de Proust, et celui qui a déclaré que, sur l’Histoire, Péguy surclasse Bergson son maître. « Un jour peut-être, le siècle sera deleuzien » a écrit Michel Foucault en 1970. Sachant que la pensée deleuzienne emporte dans ses flancs Bergson, Péguy et Proust, ce pronostic de Foucault donne pour nous la mesure, mondiale, de ce qui se joue dans la chorégraphie des clochers de Caen.

  Cela crée pour la cité de Caen une responsabilité conjoncturelle. Il faut hériter de tout son passé si l’on veut pouvoir se projeter dans l’avenir. La chorégraphie des clochers de Caen telle qu’elle est comprise par Proust nous semble donc dessiner le filigrane du Caen de l’avenir.




[1]           Conférence du 31 mai 2013 à l’Hôtel de Ville de Caen, dans la salle du réfectoire de l’Abbaye aux Hommes. Je remercie la Société Normande de Philosophie et la municipalité de Caen pour l’organisation en partenariat de cette conférence. Ma reconnaissance va en premier lieu à Erik Laloy, président de la Société Normande de Philosophie, pour son inlassable activité dans la préparation de cette rencontre, ainsi qu’à Valérie Rapeaud, directrice des Relations Publiques de la ville de Caen, pour la mise au point  de l’organisation et pour l’accueil dans la splendide salle du réfectoire. Les interventions du public dans le débat qui a suivi m’ont également été très utiles, ainsi que les réactions écrites envoyées sur la toile. Par ailleurs, pour la Société Normande de Philosophie considérée dans la variété de ses activités, une conférence consacrée à la structure du roman proustien est en quelque sorte un vol de reconnaissance destiné à en donner une vue aérienne, alors que la lecture intégrale de la Recherche du Temps perdu que poursuit à Caen Eliane Davy s’y qualifie comme une navigation au long cours, avec toute l’endurance que suppose un tel parcours. En hommage à cette lecture, je dois donc renvoyer à l’expérience qu’elle constitue ainsi qu’à l’expérimentation qu’elle ne craint pas de risquer.

[2]           Nous donnons les références à la Recherche du Temps perdu dans l’ancienne édition de la Pléiade, par Pierre Clarac et André Ferré.

[3]           Contre Sainte-Beuve, suivi de Essais et articles, éd. P. Clarac, Pléiade, p. 658.

[4]           Que nous avons expliquée ailleurs.

[5]           Michel Butor, « Les ‘moments’ de Marcel Proust », in Répertoire I, Minuit, 1960, pp. 163-172.

[6]           Outre l’accélération de l’Histoire.