Conclusion prospective

  Prospectivement parlant, une double conclusion s’impose, à l’échelle de Caen et à une tout autre échelle.

  Disons d’abord la conclusion prospective pour Caen :

  Partons d’un constat. Pour les guides touristiques d’aujourd’hui, Caen est d’abord la ville de Guillaume le Conquérant et de la « fière Mathilde ». Il va de soi que ce n’est pas faux.  Mais nous devons immédiatement ajouter que dans la Mémoire culturelle de Caen, envisagée objectivement dans toute son ampleur, ce n’est que la couche médiévale.

  Ce que j’aimerais, c’est qu’à l’issue de cette causerie vous puissiez voir Caen un peu autrement. Que vous en veniez à voir, dans le paysage caennais, s’inscrire en quelque sorte en filigrane le parcours automobile de Proust en 1907 et sa transformation en un roman devenu classique de la modernité.

  Car l’histoire de Caen ne s’est pas arrêtée au Moyen Âge. Ce que démontre le rapport entre les clochers de Caen et les clochers de Martinville, c’est que Caen est aussi, de surcroît, un site proustien.

  Il y en a d’autres, en particulier Cabourg (devenu Balbec dans le roman) et Illiers (près de Chartres, devenu Combray dans le roman, puis rebaptisé comme vous le savez Illiers-Combray en 1971). Mais dans le roman proustien, Balbec et Combray sont plus précisément les lieux de certains épisodes parmi d’autres. Alors que les clochers de Martinville ou de Caen indiquent la loi de construction du roman dans sa totalité. Si on y ajoute que les clochers de Caen sont chez Proust antérieurs aux clochers de Martinville, alors nous aboutissons à la conclusion suivante : non seulement Caen est un site proustien mais Caen est le site contenant ab ovo la Recherche du Temps perdu en entier.

  Evidemment il ne faut surtout pas en faire une querelle de clochers ! En réalité, pour ce qui est de la distribution des rôles entre sites proustiens, les rôles en question sont d’une diversité propre à écarter d’avance toute concurrence. Si, en effet, par « site proustien » on entend le théâtre d’épisodes romanesques où le touriste pourra retrouver peut-être l’atmosphère ou le paysage de ces épisodes, alors Illiers, Paris, Cabourg et Venise représentent les sites proustiens principaux. Sans parler de Sodome et Gomorrhe ! Mais le rôle de Caen dans la géographie proustienne est entièrement différent, à la fois beaucoup plus général mais par là même aussi beaucoup plus abstrait. Proust a fait de Caen ce qu’il faudrait appeler un site structural. Chez Proust, en effet, les clochers de Caen sont déclarés analogues à des fleurs ou à des jeunes filles. Ce qui compte par conséquent n’est pas leur nature de clochers mais les rapports qu’ils entretiennent entre eux, par exemple leur alignement progressif pour finir par former une silhouette unique.

  Et avec le caractère structural du site nous retrouvons directement l’Universalité du roman proustien. Or cette universalité structurale n’est pas seulement celle d’une fiction. Un roman qui nous montre comment sont tissées les destinées individuelles et collectives n’est pas une œuvre que l’on pourrait admirer sous cloche. Elle nous interpelle dans notre présent.

  Puisque, aujourd’hui, tout le monde parle de « crise » il faut rappeler que le mot « crise » vient du grec krisis, qui signifie décision. Par conséquent le problème premier posé par une crise est le suivant : Comment une aventure individuelle ou un projet politique peuvent-ils s’inscrire comme décisions dans un monde qui les dépasse et semble les emporter selon un destin inéluctable ? Or sur ce problème le roman proustien possède une pertinence patente.

  Pour comprendre exactement cette pertinence, il faut faire apparaître quelque chose qui n’est visible que par comparaison avec ce qui s’est passé dans la Grèce antique. Dans la Grèce ancienne Homère est venu avant Platon. Comme l’ont montré des historiens tels que Werner Jaeger et Jean-Pierre Vernant, la poésie a été en quelque sorte l’humus sur lequel a poussé la philosophie. La pensée de Proust, quant à elle, se trouve dans un rapport complexe à celle de Bergson mais, sur l’axe du temps[6]le rapport antique s’y est inversé. Il y a eu d’abord Bergson, puis Péguy et Proust. D’abord le penseur, puis le poète et le narrateur. A ceci près, si j’ai rappelé le précédent grec, c’est que dans les deux cas le couple Poète-Penseur a une véritable valeur de fondation. Ce que la place de Proust dans la bibliothèque idéale de Queneau établit, c’est que la « Belle-Epoque » a vu, avec le couple Bergson-Proust, naître quelque chose qui n’a d’équivalent que le couple Homère-Platon dans la fondation de la civilisation grecque.

  Sur ce point la décision est contenue dans l’œuvre de Gilles Deleuze, qui est à la fois le grand disciple de Bergson, un commentateur patenté de Proust, et celui qui a déclaré que, sur l’Histoire, Péguy surclasse Bergson son maître. « Un jour peut-être, le siècle sera deleuzien » a écrit Michel Foucault en 1970. Sachant que la pensée deleuzienne emporte dans ses flancs Bergson, Péguy et Proust, ce pronostic de Foucault donne pour nous la mesure, mondiale, de ce qui se joue dans la chorégraphie des clochers de Caen.

  Cela crée pour la cité de Caen une responsabilité conjoncturelle. Il faut hériter de tout son passé si l’on veut pouvoir se projeter dans l’avenir. La chorégraphie des clochers de Caen telle qu’elle est comprise par Proust nous semble donc dessiner le filigrane du Caen de l’avenir.