Script de la présentation :

 

 

 

 

 

A l’écoute de l’angoisse                     

(Texte proposant par écrit la présentation faite par Christian Vitali le 5 octobre dernier dans le cadre de l'Atelier                  Invitation à la lecture : Présentation de livres contemporains de philosophie)               

 

Angoisse, Le double secret 2017 de Max Dorra

Collection Voix libres, Editions Max Milo,,

190 p., 20 €

 

 

L’auteur :

Max Dorra est professeur de médecine à l’hôpital Ambroise Paré de Paris Ouest, spécialisé dans la médecine d’écoute. Il fait partie du comité de rédaction de la revue « Chimères » fondée par G. Deleuze et F. Guatarri.

Il a déjà publié de nombreux ouvrages poursuivant une interrogation sur l’expression et le sens de l’existence. S’il n’est pas philosophe universitaire, il s’appuie néanmoins sur un cadre de références philosophiques parmi lesquelles : Freud, Proust, Spinoza, Einstein, Eisenstein, Nietzsche, Marx, Heidegger, etc.

 

Publications :

- Heidegger, Primo Lévi et le séquoia, Gallimard, 2001

- Lutte des rêves et interprétation des classes, ed. de l’olivier, 2013

 

     L’ouvrage intitulé « Angoisse » contribue à une compréhension de l’angoisse en tant qu’expérience individuelle mais aussi en tant qu’expérience universelle qui puise ses racines dans un «  double secret » (sous-titre du livre) : celui de l’histoire inconsciente de chacun d’entre nous, les souvenirs douloureux de l’enfance, et celui de la construction collective des normes, le regard d’autrui qui, à notre insu, nous enferme dans un rôle qui n’est pas le nôtre.

Cette approche compréhensive ne vise pas à se débarrasser de l’angoisse. Ce n’est pas un ouvrage de développement personnel. Elle vise à apprivoiser l’angoisse, à se familiariser avec ce qui reste un principe de vie, une dynamique pour persévérer dans sa singularité.

L’ouvrage se compose de 5 chapitres dans lesquels se distinguent deux parties :

Chapitres 1 à 4 (p.9 à 79) qui présentent une phénoménologie de l’angoisse avec ses figures et ses composantes.

Chapitre 5 (p. 81 à 182) dans lequel l’auteur propose une interprétation de ce phénomène permettant d’explorer les mécanismes et les moyens de se mettre à l’écoute de l’angoisse.

 

I

Dans son approche générale, l’angoisse se présente comme un phénomène intime, rarement avoué et pourtant universel. Une résurgence de l’enfance qui surgit de manière fulgurante et irrépressible, qui perturbe et fait obstacle à l’action dans le moment présent.

« Un morceau d’enfance mal oublié », « une douleur mal cicatrisée », « un affect plus rapide que la lumière et qui, de cette façon  abolit le temps ».

Plus précisément, l’angoisse est un affect qui actualise le regard de l’autre, une intériorisation ancienne d’une représentation de nous-même qui nous a été imposée. Image inconsciente qui submerge douloureusement le sujet et renvoie à la crainte d’être rejeté par le groupe et par conséquent à l’obligation d’accepter ce rôle que nous n’acceptons pas et qui nous réduit.

La conséquence de l’angoisse est de nous mettre sous le pouvoir d’autrui. C’est pourquoi elle comporte une dimension politique qui rejoint l’énigme de la servitude.

 

Si telle est l’angoisse, il convient d’apprendre à ne pas la craindre car elle est à l’origine de notre force d’exister. Elle est révélatrice de notre singularité. L’élucidation de l’angoisse revient à connaître les lignes de force du champ dans lequel nous sommes pris.

 

Il convient d’autant moins de craindre l’angoisse car cette peur universelle, cette menace de l’autre est aussi la condition de la rencontre d’autrui. L’idée d’une pédagogie de l’angoisse comprend trois éléments :

  •   le respect de la singularité (de soi-même et d’autrui)
  •   un principe moral : la morale de l’écoute et de la résistance
  •   une mise à distance de l’obéissance et de la crainte de la punition.

Suivant une remarque de Primo Lévi concernant les gardiens de prison SS, l’auteur souligne les traits de personnalité de ces fonctionnaires ordinaires, zélés, agissant dans l’horreur et dans le crime, tout simplement faute d’éducation, et parce qu’ils craignaient la punition.

 

Quand on ne la maîtrise pas, l’angoisse comporte des risques : elle nous enferme dans la solitude, et peut devenir ambivalente. La faire changer de camp, c’est souvent la faire basculer dans la violence. Beaucoup de comportements violents ne sont que la face inversée de l’angoisse.

 

Dans le chapitre 2 est abordé un risque fréquent de l’angoisse : la déprime. La dépréciation de soi, l’incapacité d’anticiper et de désirer, le renoncement de toute chose, l’accablement, la fatigue de vivre. La déprime est une défaite symbolique déclenchée par une perte de l’enfance. Elle réactualise un interdit ancien que l’on ne peut pas compenser et dont on ne se console pas, sauf à retrouver les objets transitionnels de l’enfance. Pour ne pas s’effondrer dans la déprime, il est fréquent d’investir dans des substituts transitionnels. Le nounours de l’enfance est alors remplacé par d’autres objets fétiches.

« Vite, mes cigarettes, ma Porsche, mon argent… »

Le risque extrême de l’angoisse est celui du délire. Abordé dans le chapitre 3. Quand l’angoisse tourne à la perte du réel. Quand aucune négociation n’est possible. Quand l’altérité ne peut être apprivoisée et semble soustraite à toute compréhension.

A ce stade, l’angoisse est absolue, elle demeure une énigme, notamment dans le délire paranoïaque qui ne permet plus de distinguer entre réalité et imaginaire, entre vrai et faux.

 

Dans le chapitre 4, l’auteur aborde un autre risque : un aspect plus général, plus obsédant et plus insidieux de l’angoisse car il enveloppe l’ensemble de la vie sociale. C’est ce qu’il appelle « la maladie de la valeur ». L’angoisse recouvre alors la peur pour le sujet d’être assimilé à une marchandise. Peur d’être confondu avec une valeur d’échange qui doit s’inscrire dans la hiérarchie des valeurs. Devoir se situer sur le marché concurrentiel de la société et des relations sociales.

L’angoisse est alors la crainte de ne pas être à la hauteur des attentes sociales et d’avoir à se situer dans l’inflation symbolique des signes de la valeur. L’angoisse se traduit par une recherche identitaire de la plus-value. Comment faire pour paraître ? Comment s’approprier une étiquette qui détermine notre place dans la société ? Cette angoisse confine à l’incertitude liée à la variation et au renouvellement constant des étiquettes : les modes et standards de vie qui sont autant de marqueurs sociaux. Elle nous condamne à « la stratégie du bluff » qui est une façon de prendre sa place dans la vie sociale. En somme, l’angoisse d’être pris dans une partie de poker où le perdant est connu d’avance, car chacun le sait : la société reproduit les inégalités et stigmatise « les loosers ».

 

II

Dans la deuxième partie de l’ouvrage, (chapitre 5) Max Dorra cherche à expliquer et comprendre, interpréter la dynamique existentielle de l’angoisse afin de l’apprivoiser et faire en sorte qu’elle puisse se retourner pour devenir un moteur de l’existence.

 

Tout d’abord en expliquant que l’angoisse est un phénomène de la mémoire qui repose sur une construction d’ensembles d’images associées à des affects qui leur donne sens. Cette description du phénomène de l’angoisse s’appuie sur trois composantes :

  •  la découverte des paradoxes de la théorie des ensembles fondée par Cantor, Russell, etc. La découverte des totalités ouvertes (infinies). La mémoire fonctionne sur ce principe : chaque instant du présent fabrique du passé que la mémoire ne cesse de totaliser. On y reconnaît l’approche bergsonienne de la mémoire (Matière et mémoire).
  •  l’inéluctabilité du regard de l’autre et la façon dont il affecte notre mémoire. Notre mémoire est inséparable d’une image de nous-même dans le groupe et d’un rôle stéréotypé dans lequel il nous enferme à notre insu.
  •  enfin, la découverte des principes du montage cinématographique. La manière dont les images sont associées grâce à des raccords qui provoquent des effets de sens à l’origine des résonances émotionnelles. Or ce qui est fabriqué par le montage est obtenu de façon naturelle par la mémoire.« La mémoire est un palimpseste de montages ».

Toute rencontre du regard de l’autre provoque des affects dans la mémoire. L’angoisse agit ainsi : elle résulte d’un effet de montage inconscient qui enferme la personnalité dans des rôles douloureux issus de l’enfance. Se relever de l’angoisse, c’est se mettre à l’écoute de soi-même.« Démonter les constructions de la mémoire ».

 

L’exemple de ce travail à l’écoute de soi-même, l’effort qui consiste à résister pour sortir de cet enfermement de la mémoire est apporté par Spinoza. Excommunié de la communauté juive d’Amsterdam, Spinoza refuse de se soumettre et rejette tout ce qui pourrait apparaître comme une forme de « suicide ». Il portera toute sa vie le manteau portant les traces de son agression en pleine rue. Mais surtout, il engage un parcours intellectuel complexe qui l’amènera à prendre une place significative dans la philosophie de son temps. Au terme de cette aventure qui se traduit par la rédaction de « L’Ethique », Spinoza affirmera : « Avant j’étais pensé, maintenant, je pense ».

 

Spinoza ouvre une porte sur la méthode qui permet d’appréhender positivement l’angoisse. S’agissant de « démonter les récits dont nous sommes captifs », la méthode comprend trois éléments :

  •  se révéler à soi-même le double secret de l’angoisse. A savoir : horizontalement, identifier les récits et les montages qui nous culpabilisent ; verticalement, relever les associations inconscientes qui affectent notre mémoire, affronter le regard de l’autre et le jugement du groupe qui nous blesse.
  •  se défaire de la pseudo rationalité de la pensée opératoire qui donne un semblant de réalité aux récits simplistes et angoissants dont nous sommes prisonniers.
  •  se libérer de l’angoisse en adoptant une posture d’ouverture et d’acceptation de nos affects. Laisser libre cours à la pensée associative telle qu’elle s’exprime à travers le rêve et la métaphore. Oser s’affranchir des jugements de valeur et des cadres préconstruits de la pensée opératoire (rationnelle et normative).

Le modèle de cette pensée libératoire nous est donné avec l’irruption de géométrie non-euclidienne dans le ciel platonicien de la raison instituée. Géométrie transgressive qui ouvre tous les possibles, ne se contentant plus d’une identité narrative prescrite, mais cherchant à écrire un autre récit assumant pleinement sa singularité. On sait ce qu’il en advint : en élaborant ses théories de la relativité, Einstein lui-même poursuivra cette aventure insolite et profondément subversive. Einstein, Spinoza : même combat en quête de la connaissance du troisième genre.

 

En compagnie d’Einstein, de Spinoza, accompagné du concerto pour quatre pianos de Bach, mais aussi avec Daniel Baremboïm et son orchestre multiconfessionnel et Debussy, l’auteur nous entraîne dans la découverte du « pays du troisième genre ». L’ouvrage s’ouvre alors sur une anthropologie de la mémoire qui est au fondement de ce qu’il appelle un « plurivers ».

 

Les grandes lignes de cette anthropologie apparaissent ainsi :

  •  une philosophie de la rupture avec une vision du monde traditionnelle, ancrée dans la mémoire et à l’origine de l’angoisse. Rupture avec la pensée opératoire issue de la géométrie euclidienne – cartésienne. Refus de l’imposition tangentielle de normes liées au regard de l’autre et sédimentées dans des montages antérieurs et des souvenirs-écran. Refus de l’enfermement sur une scène invisible où se jouent les affects de l’enfance dans des rôles captifs de la culpabilité et de la dette et un rapport à l’autre vécu comme un risque tragique d’absorption.
  •  une philosophie de l’affect. Il faut donner toute sa place à l’affect à côté de la pensée opératoire afin d’ouvrir une vision du monde libérée de la tangente rationaliste, mais désormais organisée autour d’une courbure fondamentale. La courbure de la géométrie non-euclidienne.
  •  Une pensée globale, ouverte et transgressive. Une pensée structurée autour de la courbure qui est au cœur de cette approche anthropologique. Pensée complexe comprenant des dimensions multiples :

une dimension ontologique qui renvoie au sens de l’être. Une ontologie de la courbure qui s’inspire de la « géométrie affective » qui dit « non » à Euclide, mais invente l’espace riemannien dans lequel Einstein pense la relativité.

 une dimension épistémique. La courbure de la mémoire épouse la courbure mélodique du monde. La découverte scientifique n’est pas uniquement fondée sur l’impérialisme de la raison. Elle s’appuie sur des affects qui permettent de transgresser les connaissances instituées pour inventer de nouveaux savoirs. Recherche inventive proche de la création musicale.

une dimension éthique qui reconnaît à la pensée associative le droit (la liberté) d’appréhender toute la substance du monde, le mouvement inimitable de l’existence. La reconnaissance de la singularité. Le droit pour chacun de pouvoir exprimer sa « différance » (référence à J. Derrida)

une dimension morale, dans la mesure où cette pensée fonde un rapport à l’autre qui nous révèle à nous-même au lieu de nous figer dans un rôle réducteur. Nous permettre d’aller à l’autre sans se perdre et pouvoir revenir.

une dimension politique enfin. En pénétrant dans le pays du troisième genre, le sujet libre retrouve « la cause de soi ». Il renoue avec l’enfant du passé, « le miracle du sourire qui bouleverse » et avec lui, il s’empare de la force de refuser les hiérarchies arbitraires et les rôles angoissants qui nous enferment dans le monde de la valeur. Le sujet découvre alors l’universalité de la rébellion contre les pouvoirs. La capacité et la force de dire « non ».

Ultime remarque :

Au terme de cette présentation des contenus de l’ouvrage, je voudrais ajouter que ce livre ne se limite pas à cela. Ce n’est certes pas un ouvrage universitaire, ni même une approche philosophique originale. Mais le charme de cet ouvrage est ailleurs : dans le style, le ton, l’écriture, la mise en perspective d’auteurs et de références éclectiques : la philosophie voisine avec la science, la musique, le cinéma. Les images, les métaphores, les dessins, les citations abondent. Ce livre sans prétention traitant de l’angoisse sans lourdeur nous propose une sorte de balade philosophique à travers des problématiques familières et des concepts classiques, permettant de passer un agréable moment en compagnie de philosophes qui réactualisent l’énigme quasi métaphysique de la mémoire.

 

Christian Vitali