1- Description de l'ouvrage

 

Le 21 avril 2010 sort en librairie, sous la plume de Michel Onfray, un nouveau brûlot contre Freud : Le crépuscule d'une idole. L'affabulation freudienne. Publié chez Grasset et composé de cinq parties, l'ouvrage est dénué de sources et de notes bibliographiques. Il est truffé d'erreurs et traversé de rumeurs. L'auteur projette sur l'objet haï ses propres obsessions  - les Juifs, le sexe pervers, les complots - au point de faire de Freud un double inverti de lui-même, et de la psychanalyse l'expression d'une autobiographie de son fondateur transformé en criminel affabulateur. Face à cet alter-ego, rejeté en enfer, l'auteur se veut un libérateur venant sauver le peuple français de sa croyance en une idole dont il annonce le crépuscule.

Négligeant les ouvrages consacrés à Freud depuis quarante ans, Onfray se présente comme un historien sérieux, écrivant la première biographie non autorisée de Freud et laissant croire que ne sont aujourd'hui disponibles que celles d'Ernest Jones et de Peter Gay, parues, la première entre 1953 et 1957, et la deuxième en 1988. Il ne cite ni les travaux des historiens de Vienne (Schorske, Johnston, Le Rider, etc...), ni ceux consacrés à la question de la judéité de Freud (Yerushalmi, Yovel, Derrida, Gay, etc...), ni aucun des essais (des dizaines dans le monde, dont beaucoup sont traduits en français) concernant les différents aspects de la vie de Freud : on connaît aujourd'hui au jour le jour chaque événement de la vie de celui-ci et de celles de ses compagnons, disciples et dissidents. Onfray ne connaît rien à la vie de Josef Breuer, Wilhelm Fliess, Sandor Ferenczi, Otto Rank, Ernest Jones, Alfred Adler,  Carl Gustav Jung, Melanie Klein, Marie Bonaparte, Lou Andreas-Salomé, Anna Freud (à propos de laquelle il cite une biographie erronée que plus personne ne lit). Pas un mot sur la question discutée de la sexualité féminine (de Helen Deutsch à Karen Horney en passant par Simone de Beauvoir, Juliet Mitchell Judith Butler), ni sur l'histoire de la fondation de l'International sychoanalytical Association (IPA), ni sur la révision des grands cas (à propos desquels il commet de lourdes bévues).
Quant à l'oeuvre de Freud, traduite en 60 langues, Onfray dit en avoir pris connaissance pendant cinq mois (entre juin et décembre 2009) dans la traduction des PUF, celle qui est aujourd'hui la plus critiquée par l'ensemble des spécialistes. Il ne fait aucune référence au grand débat sur les raductions et n'a consulté aucune archive : ni à la Library of Congress (LOc) de Washington, ni au Freud Museum de Londres. Il ignore le monde anglophone, germanophone et latino-américain et ne connaît guère l'histoire de la psychanalyse en France.

Onfray cite l'ouvrage de Henri Ellenberger, Histoire de la découverte de l'inconscient paru en 1970 (en anglais) et traduit pour la première fois en français en 1974 et réédité en 1994. Il souligne qu'il s'agit là de la première grande révision de l'histoire officielle de Freud, ce qui est inexact puisqu'il oublie l'oeuvre d'Ola Andersson (Freud avant Freud. La préhistoire de la psychanalyse (1962), Les empêcheurs de penser en rond, 1997), antérieure à celle d'Ellenberger. En outre, comme il date la parution du livre d'Ellenberger de 1991, il fait donc débuter l'historiographie savante avec vingt ans de retard, tout en soulignant qu'elle est encore occultée aujourd'hui, alors même qu'elle est en pleine expansion et que les archives de la LOc, après les grandes batailles des années 1990, sont en train d'être déclassifiées selon les règles en vigueur. Onfray se trompe également sur la date de parution du livre de Frank Sulloway, Freud biologiste de l'esprit, publié en anglais en 1978 et deux fois édité en français (1981 et 1998, Fayard.) Il croit donc qu'aucun travail non hagiographique n'existe à ce jour sur Freud, ce qui lui permet de se présenter comme le premier auteur à redresser des légendes dorées, déjà invalidées depuis trente ans. Il ne fait d'ailleurs aucune différence entre histoire pieuse, histoire officielle, pensée irrationnelle, historiographie fondée sur des légendes noires et des rumeurs (courant dit «révisionniste» ou, en anglais, «destructeur de Freud») et histoire savante. D'où un manichéisme absolu : d'un côté les «bons» anti-freudiens, de l'autre, les «mauvais» adeptes d'une affabulation.


Ignorant les travaux américains et ne connaissant Freud que par ce qu'il en a lu en français, Onfray se trompe également sur la date de parution de la correspondance non expurgée de Freud avec le médecin berlinois Wilhelm Fliess essentielle pour décrypter les modalités de l'invention de la psychanalyse et les hésitations et errances du premier Freud. Celle-ci est pourtant disponible en anglais, allemand, portugais, espagnol depuis 1986. Elle a été traduite pour la première fois en français en 2006, soit vingt ans plus tard, ce qui fait croire à Onfray qu'elle a été occultée jusqu'à nos jours.

N'étant formé à aucune tradition de recherche universitaire, n'ayant aucune idée de ce qu'est l'internationalisation de la recherche en histoire, Onfray néglige la réalité du travail historiographique qui se fait dans ce domaine depuis des décennies, mais il s'appuie sur ce qu'il considère comme le nec plus ultra de la recherche historique  :  Le livre noir de la psychanalyse (Les Arènes, 2005), qui réunit une quarantaine de contributions. Si Freud y est traité d'escroc et de menteur, avide d'argent et incestueux par le courant historiographique révisionniste américain, les psychanalystes - français notamment - y sont accusés de complots et de contaminations diverses, les uns parce qu'ils auraient été défavorables à la vente de seringues pour les malades du sida - rumeur inventée de toutes pièces - et les autres parce que, adeptes de Françoise Dolto, morte en 1988, ils auraient favorisé après 2000 l'abaissement de l'autorité à l'école en idéalisant l' «enfant roi». Quant à Jacques Lacan, il est comparé à un gourou de secte, tandis que l'ensemble des associations psychanalytiques sont brocardées pour avoir été à l'origine d'un véritable goulag freudien : au moins dix mille morts en France. Aucune source ne vient étayer cette affirmation insensée.

Contrairement à ses nouveaux amis qui ont réussi, comme il le raconte lui-même (Crépuscule, p. 585), à le convertir à la vraie vérité - celle de la conspiration des freudiens contre la société occidentale -, Onfray ne s'attaque qu'à Freud, laissant entendre que plus tard, dans un autre volume, il s'occupera de ses héritiers.