2. Distinguer individualisme et égoïsme.

 

La raison la plus importante de ne pas se satisfaire d’une description qui réduit les droits à une logique égoïste incompatible avec l’existence collective est la suivante : une telle représentation semble confondre deux idées distinctes : d’une part, l’individualisme, d’autre part, une logique de l’intérêt personnel.

Si on voit bien en quoi la logique de l’intérêt personnel peut être dérivée de l’idée d’individualisme, il n’y a aucune raison de penser que cette logique égoïste soit nécessairement contenue dans le principe de l’individualisme. Pour maintenir l’individualisme à distance de l’égoïsme, il suffit de se représenter l’individu comme un être moral.

C’est exactement ce qu’on peut observer si l’on se penche sur la manière dont la notion de droits naturels est mobilisée par les auteurs qui luttent contre la monarchie absolue au XVIIe siècle. Le langage des droits, ici, est fondamentalement individualiste, mais il s’inscrit dans une conception irréductiblement morale de l’individu.

On trouve par exemple cet individualisme moral très nettement exprimé dans la pensée d’un auteur que vous connaissez sûrement comme poète, John Milton. En effet, avant d’avoir écrit le Paradis Perdu en 1667, Milton s’est fait connaître par ses nombreux pamphlets politiques, dont certains sont d’une radicalité inouïe (The Tenure of Kings and Magistrates (1649) ; Pro Populo Anglicano Defensio (1650) Pro populo anglicano defensio Secunda (1654)). Voilà ce que Milton écrit pendant le procès du roi Charles I, procès qui se soldera par sa décapitation :

Personne ne sera assez stupide pour nier que tous les hommes sont par nature nés libres étant l’image et la ressemblance de Dieu lui-même, […] par un privilège qui les distingue de toutes les créatures, ils sont nés pour commander et non pour obéir. […]

Il est donc manifeste que le pouvoir des rois et des magistrats n’est rien d’autre qu’un pouvoir seulement dérivé, transféré et que le peuple leur a confié pour le bien commun de tous ses membres, en qui le pouvoir demeure néanmoins fondamentalement, ce dernier ne pouvant leur être ôté sans une violation de leur droit de naissance naturel […]. Et ceux qui se vantent comme nous d’être une nation libre, et qui n’ont pas en eux-mêmes le pouvoir de destituer ou d’abolir un quelconque gouvernant – suprême ou subordonné – […] peuvent certainement satisfaire leur imagination avec une liberté ridicule et peinte, convenable pour les bébés que l’on trompe, mais vivent en réalité sous la tyrannie et la servitude, parce qu’ils manquent de ce pouvoir – qui est la racine et la source de toute liberté […] Sans ce pouvoir naturel et essentiel à une nation libre, ils peuvent, en dépit de leur port altier, être considérés à juste titre comme rien de mieux que des esclaves ». John Milton, The Tenure of kings and magistrates (1649), p. 73, 75 et 96, éd. Fr. Ecrits politiques.

Le point important dans cette affirmation est le lien étroit que Milton établit entre la liberté naturelle (tous les hommes sont par nature nés libres…), la dignité de l’homme (homme créé à l’image de Dieu, le port altier), et le droit naturel de se gouverner lui-même (pouvoir naturel et essentiel à une nation libre).

Parfois même, ce langage est pensé comme un moyen de réveiller de la conscience des sujets endormis par la servitude politique.

Thomas Paine : l’auteur de ce qu’on peut appeler sans anachronisme le best-seller de la révolution américaine, Common Sense (1776 en pleine guerre d’indépendance) et que l’on présente souvent comme le père de la tradition libérale bourgeoise américaine, construite contre la pensée monarchique et aristocratique anglaise du XVIIIe siècle.

Or, il est vrai que l’un des principaux arguments qu’il mobilise pour encourager les Américains à se séparer de l’Angleterre consiste à dire qu’ils n’ont aucun intérêt à attendre d’une telle dépendance ; mais l’appel à l’indépendance est surtout justifié au nom d’une question de principe : tant qu’ils n’auront pas déclaré leur indépendance, les Américains vivront soumis au bon vouloir du Parlement anglais, et cette dépendance asservissante les avilit. C’est pourquoi Paine affirme non seulement que

« disposer de notre gouvernement est notre droit naturel », mais encore que l’indépendance relève d’un « devoir à l’égard de l’humanité et de nous-mêmes », T. Paine, Le sens commun, Paris, 2013, p. 58)

Le moment où l’on perçoit le mieux que la logique des droits est inscrite dans une conception morale de l’indivi1,50cmdu irréductible à l’égoïsme est le moment où ces auteurs justifient la résistance aux gouvernements tyranniques.

Ainsi par exemple Algernon Sidney, un auteur contemporain de Locke qui cherchait lui-même activement à renverser la monarchie anglaise de la fin du XVIIe siècle (et sera condamné pour cette raison), Sidney soutient que lorsqu’un peuple résiste à un gouvernement tyrannique,

il défend « son droit et son honneur naturels », Sidney, Discourses concerning governement, I, 19, p. 64.

Vous pourriez objecter qu’il s’agit là non pas d’une conception morale individualiste, mais d’une conception collective du droit du peuple. Mais il est tout à fait essentiel d’avoir à l’esprit que lorsque ces auteurs parlent de peuple (people en anglais), ils ne se réfèrent pas à une entité collective, mais à une collection d’individus (d’ailleurs, le terme anglais, people, est pluriel). Cela est très clair dans le texte suivant, de Sidney :

« Si l’on pourvoit à la sécurité publique, si l’on garantit la liberté et la propriété, si l’on administre la justice, si l’on encourage la vertu et si l’on supprime le vice, et si l’on fait progresser l’authentique intérêt de la nation, les fins du gouvernement sont accomplies. Et la personne qui jouit de la plus haute place doit se satisfaire de la proportion de gloire et de majesté qui est compatible avec le [bien] public, puisque ni la fonction de magistrat, ni aucune personne qui y est placée, n’est instituée pour l’augmentation de sa propre majesté, mais pour la préservation du peuple entier (whole people), et pour la défense de la liberté, de la vie, et des biens de tout homme privé (every private man) » Sidney Discourses concerning governement, III, 21, p. 444)

On est donc bien ici dans une logique individualiste, mais irréductiblement morale.